Comment fabrique-t-on un djihadiste 2.0 ?

Comment fabrique-t-on un djihadiste 2.0 ?

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À l’heure où le Moyen-Orient fait face à l’ascension fulgurante de Daech en Syrie et en Irak, les pays occidentaux, loin d’être épargnés par la menace du terrorisme islamiste, constatent que nombre de leurs ressortissants combattent à l’étranger mais sont également prêts à passer à l’action sur leur territoire, comme le démontre les récentes attaques en Australie, au Canada, aux Etats-Unis mais aussi en France.

Comment des Européens qui ont grandi dans des démocraties peuvent-t-ils renier les principes démocratiques et du vivre-ensemble, au profit d’une idéologie théocratique, expansionniste et ouvertement meurtrière ? Quels sont les vecteurs d’influence de cette idéologie ?

Jadis, le romantisme révolutionnaire des années de guerre froide qui planait sur l’Europe a débouché sur la création de groupes armés[1]. Répondant à l’inspiration d’une partie de la jeunesse, ces groupes n’hésitaient pas à utiliser l’action armée, que ce soit contre des policiers ou contre des civils. Le djihad[2] est en quelque sorte le successeur de cette mouvance, même s’il n’y a pas de lien direct. Présenté comme une mission messianique (cette dimension n’était pas présente concernant l’euroterrorisme), les protagonistes sont les élus[3]. Cette idéologie répond ainsi à un besoin spirituel et politique[4].

Force est de constater que l’appartenance à des cultures étrangères n’est aucunement un critère de recrutement pour les terroristes – au contraire. Le djihad séduit aussi bien des individus issus d’une culture musulmane que des candidats issus du monde judéo-chrétien, voire de familles totalement athées[5]. Il ressort également que les personnes prises pour cibles par les recruteurs ne le sont pas par hasard et qu’une emprise psychologique est développée de façon assez similaire aux techniques constatées lors de dérives sectaires déjà bien connues des autorités publiques.

Contrairement aux idées reçues, les prisons ne constituent pas une voie privilégiée de conversion à l’idéologie islamiste en France. Seulement 16% des conversions au salafisme[6] sont liées à un séjour en prison. Pour ces prisonniers convertis, la religion offre un cadre balisé et la possibilité de se créer des repères. L’UCLAT[7] travaille actuellement sur le renforcement du statut d’aumônier musulman pour endiguer les méthodes d’endoctrinement de cellules salafistes clandestines. L’Etat envisage également une séparation des détenus au sein même des maisons d’arrêts[8].

Ces mesures destinées aux prisons ne peuvent se transposer au cyberespace. Ainsi, Internet apparaît dorénavant comme un outil privilégié par les recruteurs djihadistes. Formidable espace de communication, l’Internet permet une diffusion anonyme et rapide, à la fois générale et ciblée, de l’idéologie djihadiste.

La prison n’est pas le principal terreau de l’islam radical

80% des conversions se font via des canaux autres que le passage en prison[9]. Internet est devenu l’arme de prédilection de la nébuleuse islamiste pour toucher et sensibiliser de nouvelles recrues. Internet permet non seulement de multiplier les cibles des recruteurs, essentiellement des adolescents et des jeunes adultes, mais également de conserver un certain niveau d’anonymat. Cet outil offre également l’avantage de supprimer la contrainte liée à la distance. Dorénavant, toute personne disposant d’un appareil connecté peut consulter et diffuser des contenus prosélytes.

Hors Darknet[10], les cyber-terroristes réussissent tout de même à communiquer via des applications d’appels gratuits comme Skype. La surveillance des services de police spécialisés étant en partie axée sur l’échange de courriers électroniques, les correspondants se laissent des messages dans le dossier « brouillons » d’une messagerie classique.

Il est difficile de fournir des statistiques précises en termes de recrutement, faute d’études accessibles au public. Certains individus se radicalisent seuls à travers la consultation de forums et de sites web affiliés à la nébuleuse islamiste, d’autres au contraire sont approchés prudemment par des recruteurs. Quel que soit le cas de figure, les réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou d’autres plates-formes d’échanges jouent un rôle important.

Calqué sur les modèles du e-marketing classique, l’intérêt du prosélytisme sur Facebook, Youtube, Instagram et Twitter se justifie par l’accès ouvert à quantité de profils sur ces plates-formes de partage. Facebook présente de nombreux avantages pour repérer et amorcer le contact entre recruteur et cible, avec un risque maîtrisé. En effet, l’algorithme du réseau social suggère des publications et des profils selon le type de pages « likées ». Il suffit simplement d’avoir des amis d’obédience salafiste et d’avoir « aimé » des pages pro-Etat Islamique pour recevoir de nombreuses suggestions en lien avec ce courant. L’immersion dans la peau d’un aspirant djihadiste 2.0 par un journaliste de Rue89[11] met en évidence une faille plus importante : l’incapacité des développeurs à isoler et éliminer les contributeurs de pages islamistes.

L’implantation de la dawa[12] virtuelle

Partant de ce constat, il faut distinguer deux types de profils de cyber-endoctrinés : « l’auto-entrepreneur » et la victime « non consentante » au départ.

« L’auto-entrepreneur » cherche le contact avec un groupe radical de sa propre initiative. Dans ce cas de figure, les vidéos estampillées « théorie du complot », distillées avec des extraits du Coran sortis de leur contexte, comptent parmi les facteurs de sa radicalisation. Majoritairement non arabophones, de culture musulmane ou non, les cibles ne disposent pas de compétences pour vérifier la véracité des cyber-prêches. Pourtant certains hadiths[13] que l’on retrouve dans le discours salafiste sont contestés par des écoles de l’islam sunnite. Manquant d’outils de comparaison théologique, les candidats francophones se spécialisent dans la diffusion de l’idéologie extrémiste sans réelle connaissance de l’islam, comme le montre l’exemple du cyber-djihadiste français Romain Letellier[14] : après avoir été rebaptisé Abou Siyad Al Normandy, le jeune converti passe progressivement du statut d’amateur à celui de cyber-prédicateur sous franchise Al Qaïda, allant jusqu’à devenir l’un des traducteurs d’Inspire, la revue anglophone d’Al Qaïda.

La première étape de l’endoctrinement des cibles « non consentantes » est similaire aux méthodes des sectes dites classiques. Le témoignage de Léa[15], une jeune Française de 15 ans lève le voile sur les méthodes agressives des recruteurs. L’adolescente s’est vue harcelée en permanence via sa messagerie Facebook par des inconnus suite à un post public où elle confiait un certain mal-être. La facilité de transmission de l’information et les paramètres de confidentialité mal maîtrisés permettent aux recruteurs de cibler les personnes les plus fragiles et de diffuser instantanément toutes informations susceptibles de relayer le message djihadiste.

Une fois les cibles repérées, les membres des cellules opérant sur les réseaux sociaux les sollicitent de façon régulière à travers des messages de soutien, avant de les éloigner de leurs repères habituels à travers des prêches hostiles au système occidental, induisant l’idée que l’état dépressif de ces personnes en est le résultat. Les supports vidéos utilisés par les recruteurs présentent le mode de vie occidental comme déviant : alcool, drogues, inégalités, rapports sexuels hors mariage, libertinage, consumérisme. A contrario, le salafisme est présenté comme vecteur d’une existence saine avec la promesse d’une place au paradis[16] pour les « fidèles ».

Ces méthodes de recrutement reviennent dans la majorité des témoignages de repentis et de personnes interpellées au moment de rejoindre les zones de combats. Les cibles sont souvent des personnes en rupture sociale, familiale et parfois scolaire. Les images de guerre mettant en scène le régime de Bashar al-Assad vis-à-vis de la communauté sunnite syrienne, associées aux images de détresse de la communauté palestinienne, sont autant d’éléments permettant de légitimer le recours à la violence.

Il s’agit de préparer la cible à accepter sa propre déconstruction psychologique en vue de se créer une autre identité avec de nouveaux repères. On assiste à une mutation décrite par les endoctrinés comme une renaissance. Ce processus d’endoctrinement s’ancre dans la durée, avec l’insertion du sujet dans une communauté se présentant comme une nouvelle famille[17].

Finalité de l’embrigadement et plan de lutte contre le Djihadisme 2.0

Les finalités poursuivies par les groupes extrémistes lorsqu’ils recrutent sont soit la hijrah[18] pour les zones de combat, soit la perpétration d’actes violents sur le sol du recruté.

Ces finalités diffèrent cependant légèrement selon les groupes. Le Jahbat al-Nusra[19], qui s’ancre dans une logique locale, privilégie par exemple la hijrah. Il est donc beaucoup plus difficile pour les ressortissants français d’y entrer car ils sont considérés comme peu éduqués sur le plan religieux, à la différence des Anglo-Saxons ou des combattants étrangers arabes[20]. Ce groupe maîtrise en revanche moins bien l’outil Internet que Daech d’où une visibilité moindre sur la toile – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne communiquent pas du tout par Internet : bon nombre de comptes Twitter diffusent ainsi les victoires du Jahbat al-Nusra. Mais la communication est laissée, pour la plus grande part, à la maison mère Al-Qaïda qui, elle, encourage vivement les actions violentes sur les territoires occidentaux, par l’intermédiaire de sa revue Inspire. Daech est sans doute le groupe qui maîtrise le mieux sa communication et l’outil Internet, ce qui explique certainement sa forte attractivité auprès des combattants occidentaux, contrairement au Jahbat al-Nusra[21]. Daech encourage, selon ses besoins, la hijrah ou l’action violente, notamment au travers de sa revue Dabiq et de son dérivé français Dar al-Islam.

Concernant la hijrah, l’émigration vers la Syrie principalement, les autorités françaises ont pris plusieurs mesures. L’article 1er[22] du dispositif de lutte contre le terrorisme voté par l’Assemblée nationale en 2014 porte sur l’interdiction de sortie du territoire d’individus soupçonnés de vouloir rejoindre le Djihad en Syrie. Un numéro vert est également à la disposition de toutes personnes soupçonnant la radicalisation et l’intention d’un proche, notamment mineur, de se rendre en Syrie.

La deuxième finalité de l’embrigadement est celle qui préoccupe le plus les services de renseignement : c’est celle du « loup solitaire » qui se radicalise seul à l’aide d’Internet et qui choisit d’opérer sur son propre territoire. Les revues telles qu’Inspire ou Dabiq appellent au meurtre des « infidèles », le plus souvent représentés en « costume cravate ». La création d’un délit d’entreprise terroriste individuelle était donc une nécessité afin de pallier les problèmes juridiques que posait le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

Face à la source de l’endoctrinement, la propagande, il est difficile pour les autorités de réagir, notamment sur Internet. Facebook, Twitter et les autres médias ayant un contrôle exclusif de leurs plates-formes, la modération des messages à caractères haineux et la surveillance des communications privées, approche privilégiée des recruteurs, ne peut se faire sans la coopération des opérateurs du numérique. Bien que l’apologie du terrorisme et l’appel à la perpétration d’actes terroristes soient désormais prévus par le code pénal, il est difficile d’imaginer poursuivre Facebook directement en justice. En revanche, la nouvelle loi sur le renseignement pourrait faciliter la détection d’éventuels « loups solitaires » et l’identification des individus promouvant ces groupes extrémistes sur Internet, afin de les poursuivre – pour peu qu’ils soient sur le sol français…

Une cellule de contre-propagande a bien été mise en place par le ministère français de la Défense mais il est trop tôt pour mesurer son efficacité. Elle fait l’objet de fortes critiques et ses détracteurs jugent son contenu éloigné des réalités du terrain. Certains critères censés détecter un comportement suspect seraient plus proches de la caricature que révélateurs d’une rupture pouvant faire basculer vers le fondamentalisme violent. Les individus radicalisés sont avant tout nourris par des vidéos complotistes qui réduisent à néant la parole des appareils étatiques. C’est ce qui nous amène à penser que la déconstruction du discours extrémiste devrait également impliquer des acteurs de la société civile.

Même si la bataille semble difficile, des outils visant à réduire l’embrigadement et l’auto-radicalisation se sont progressivement mis en place[23]. En la matière, il faut cependant avoir une guerre d’avance, et non une guerre de retard : alors que le Parlement semble prendre les mesures qui s’imposent, les djihadistes ne basculent-ils pas déjà dans une nouvelle version?

Soukaïna Brahma
85ème session Querqueville, 2014
Membre du comité Moyen-Orient de l’ANAJ-IHEDN

Steven Bassez
80ème session Limoges, 2013
Membre du comité Moyen-Orient de l’ANAJ-IHEDN

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[1] Période de l’euroterrorisme qui vit les violences de la fraction armée rouge et action directe entre autre.
[2] Il faut ici comprendre le mot djihad au sens où l’entendent les « djihadistes » de Daesh, c’est-à-dire une vision réductrice du djihad mineur (extérieur), lui-même distinct du djihad majeur (intérieur).
[3] Entretien avec Asma Guenifi, psychologue clinicienne et auteur du livre “Je ne pardonne pas aux assassins de mon frère”.
[4] Désamorcer l’islam radical : Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam, Editions de l’Atelier, 2014 et Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ?, Editions de l’Atelier, 2015.
[5] http://www.france24.com/fr/20141118-profil-jihadistes-francais-jeunes-depressifs-athees-classe-moyenne-etude-islam-derives-sectaires-syrie-internet-ei/
[6] Le salafisme ne mène pas forcément au djihadisme. Il existe un courant quiétiste.
[7] Unité de Coordination de la lutte antiterroriste.
[8] Séparation visant les détenus prosélytes.
[9] Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense.
[10] Réseau privé virtuel qui permet un haut niveau d’anonymat sur le web.
[11] http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/21/comment-facebook-mis-voie-djihad-255616
[12] L’appel aux non musulmans à rejoindre la communauté islamique.
[13] Principes de gouvernances islamiques transmis par le prophète Mohamed à ses compagnons.
[14] http://www.afvt.org/le-premier-proces-dun-cyber-djihadiste/
[15] http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141001.OBS0739/exclusif-lea-15-ans-ils-nous-demandent-de-faire-des-attentats-en-france.html
[16] Les prédicateurs jouent sur le terrain de l’apocalypse et font constamment le lien avec d’autres civilisations aujourd’hui éteintes : la Rome et la Grèce antiques. Cependant, il y est fait plus souvent références à Sumer et Babylone. Ces civilisations sont présentées comme synonyme de décadence. Leur extinction serait due à un châtiment divin, car on y pratiquait l’usure, l’inceste, la sodomie et la vénération des idoles, principalement Baal, nom générique utilisé pour qualifier Satan dans la liturgie monothéiste.
[17] La oumma telle que défini par les mouvements extrémistes.
[18] Emigration en terre musulmane.
[19] Groupe djihadiste implanté en Syrie rattaché à Al-Qaïda.
[20] Jordaniens, saoudiens etc…
[21] Rappelons que ces deux groupes ne sont pas alliés et se livrent une guerre impitoyable sur le territoire syrien en raison des différences historiques et religieuses qui les opposent.
[22] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029754374&categorieLien=id
[23] Création du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam.

 

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