Compte-rendu – Comprendre l’État islamique #2 : le bureau des légendes (Matthieu Suc)

Comprendre l’État islamique #2

Le bureau des légendes

 

Auteurs : A. C. et Alysée RAGANOT, membres du comité Moyen-Orient des Jeunes de l’IHEDN

Relecture : Hèdi ZERAÏ

 

Téléchargez ici le compte-rendu

 
Cette conférence s’est tenue le 22 janvier 2019 à l’École militaire.
Dans cet atelier, le journaliste Matthieu Suc est revenu sur la création, le développement et le fonctionnement de l’Amniyat, l’organisme qui a centralisé l’ensemble des services de renseignements de l’État islamique. Son long travail de journalisme s’est notamment appuyé sur des rapports, des notes des services de renseignement déclassifiées, des sources ouvertes ou encore sur l’analyse d’écoutes téléphoniques ou d’ordinateurs des jihadistes. Il a été complété par des témoignages des proches des jihadistes, ainsi que ceux des ex-otages, des avocats ou encore des magistrats.
 
Les dessous de la création des « Espions de la terreur »
 
 *Un travail axé sur l’étude et la compréhension des réseaux
Matthieu Suc travaille sur le jihadisme de la même manière qu’il travaillait sur le grand banditisme : il étudie les réseaux : A connaît B qui connait C, finalement ne sont-ils pas tous au même endroit ? Par exemple, nous avons aujourd’hui la certitude que Mehdi Nemmouche connaissait et entretenait des liens avec Abdelhamid Abaaoud et SalimBenghalem.
 
 *Les « Espions de la terreur », un véritable polar
L’auteur porte une grande attention au récit. Il a choisi d’écrire au présent afin que son ouvrage puisse se lire comme un polar. Il écrit pour “Monsieur tout le monde”, qui n’est pas forcément au fait de l’organisation de l’État islamique, et encore moins de ses services secrets. Par ailleurs, c’est également un moyen de masquer les vraies origines de ses sources.  De nombreuses scènes sont décrites : ces dernières ne sont pas « fictionnées » mais bien réelles, s’appuyant sur des cartes de Syrie, d’Irak ou d’Europe. La chronologie, par l’accumulation des informations, la distinction par thème et par espace-temps, constitue un élément fondamental de son travail. Par exemple, à l’été 2013, alors que Mehdi Nemmouche était gardien de prison à Alep, il expliquait lors d’un appel téléphonique à un proche habitant Paris, qu’il avait été choisi avec trois autres Français pour partir en mission dès le lendemain. Matthieu Suc, en effectuant un découpage spatio-temporel a découvert que d’autres figures du jihadisme français avaient également disparu au même moment. Parmi elles, Tyler Vilus, un haut placé dans l’organigramme de l’État islamique. Lors d’un échange avec sa mère, surnommée “Mamie jihad”, Tyler Vilus annonce sa disparition pour un temps. Il s’avère en réalité qu’il a disparu puis réapparu exactement au même moment que Mehdi Nemmouche. Bien qu’arrêté le 2 juillet 2015, plusieurs sources confirment que Tyler Vilus serait probablement le véritable chef du commando qui a frappé Paris trois mois plus tard.
 
*Une organisation « classique » des services
L’État islamique a créé ses propres services de renseignement, tout comme Al-Qaïda ou encore les Shebab en Somalie. L’Amniyat se divise en quatre branches, chacune chargée d’un spectre de mission spécifique :

  • L’Amn al-Dakhili : chargée de maintenir l’ordre public dans les villes dans les territoires contrôlés par l’organisation ;
  • L’Amn al-Askari : chargée du renseignement et de la préparation des opérations militaires de l’EI ;
  • L’Amn al-Dawla : chargée du contre-espionnage et de la sécurité intérieure au sein de l’État islamique;
  • L’Amn al-Kharji : chargée de la préparation des opérations extérieures (« OPEX »), qui comporte des branches chacune chargée des opérations pour un continent spécifique. L’auteur observe que cette organisation est en réalité très proche de celle de nos services occidentaux. Ces jihadistes ne sont pas “que” des barbares, ils sont bien souvent dotés d’une intelligence qui leur permet de s’inspirer de nos processus de renseignement. En revanche, Matthieu Suc dénote qu’au sein même de l’organisation coexistent une extrême professionnalisation et un certain amateurisme.

En 2013 de nombreux jeunes partent en direction de la zone syro-irakienne ne disposant d’aucune connaissance de l’EI et de son organisation ; ayant pour seul bagage la conviction de faire une bonne action. Ils développent au fur et à mesure une appétence pour la violence et le crime organisé : ils vont garder des otages et participer à leur massacre en prenant goût pour la torture. Lorsque l’Amniyat s’est créé, ces jeunes y ont donc naturellement été intégrés.
Une nouvelle particularité apparait : en fonction des lieux géographiques et des personnes, les consignes données aux jihadistes sont différentes. Il arrive parfois que les membres de l’Amniyat exécutent les otages à visage découvert dans certaines régions et cagoulés dans d’autres.
Dans le bureau des OPEX à Raqqa, les jihadistes de l’Amniyat avaient en permanence un oeil sur les calendriers des pays occidentaux afin de cibler des événements importants et intensifier l’ampleur d’un attentat. L’attaque du 13 novembre s’est par exemple produite pendant un match de football opposant la France à l’Allemagne au Stade de France. Un autre attentat était par ailleurs programmé en Suisse, à Genève, au moment même de la tenue de réunions sur la paix en Syrie.
Selon l’intervenant, les services de renseignement, qu’ils soient français ou étrangers, ont beaucoup vendu l’idée que les membres de l’Amniyat seraient des anciens des services de renseignement syrien ou irakien et qu’ils ne seraient pas forcément religieux. Cependant, il pointe du doigt que nombre de ces cadres étaient radicalisés avant leur intégration au sein des services de renseignement.  L’Amniyat n’existe plus aujourd’hui sous la même forme telle qu’elle est décrite dans le livre puisque les jihadistes ont entre-temps été arrêtés ou exécutés. Néanmoins, l’EI comme l’Amniyat ont toujours réussi à se régénérer. L’organisation islamique n’a jamais cessé de « produire» et renouveler ses cadres et de transmettre un savoir-faire opérationnel dans des fascicules ou sur le Dark web.
 
*La Taqiya, ou l’art de la dissimulation
Avant de passer à l’acte, les jihadistes doivent étudier les techniques des services occidentaux pour déjouer les surveillances. Des tutoriels sont proposés dans lesquels les différentes manières de tuer les mécréants sont détaillées. Au Printemps 2015, l’EI publie « How to survive in the West, a Mujahid Guide ». Il s’agit d’un document diffusé par l’Amniyat dont l’objectif est d’expliquer aux jihadistes comment échapper aux services de renseignement occidentaux.
On explique également au terroriste la manière dont il faut se comporter avant et pendant l’attaque.  Les consignes délivrées sont extrêmement précises. Lorsque le jihadiste effectue les repérages, on lui demande de porter des vêtements cintrés qui lui permettent de se fondre dans la foule. En revanche, pendant l’acte, il doit être vêtu de vêtements amples. Des tutoriels enseignent également au jihadiste tout ce qu’il doit faire pour ne pas laisser son ADN sur la scène : il doit se raser, mettre du gel, ne pas cracher… Enfin, on leur demande de “jouer au touriste” dans chaque lieu où ils effectuent leurs repérages Matthieu Suc mentionne l’importance qu’il faut accorder aux détails. Certains peuvent paraître tellement évidents qu’ils finissent par être complètement sous-estimés par les services de renseignement français ou occidentaux. Les auteurs des attentats de Paris mis côte à côte avec et sans leur perruque, sont particulièrement identifiables ; pourtant, leur technique s’est avérée efficace puisque les services ne les avaient pas reconnus. Certains jihadistes proches de Mohammed Merah utilisaient un matériel sophistiqué puisqu’il avait installé des outils de détection de micros.
 
Questions et réponses avec la salle
L’intervenant s’est enfin prêté à un jeu de questions-réponses avec la salle. Il a évoqué les techniques utilisées par l’Amniyat pour réaliser les entretiens pour les nouvelles recrues : la torture, la fouille complète des ordinateurs…
Selon lui, il n’existe pas de “profil type” d’un jihadiste. Il n’est pas rare de rencontrer des personnes s’exprimant dans un très bon français avec une pensée parfaitement structurée mais qui accomplissent en parallèle des actes d’une violence extrême. Les attaques du 13 novembre ont certes été un véritable succès pour les combattants de l’État islamique, mais elles ont également profondément affecté son arsenal. Les trafiquants d’armes ont commencé à réaliser qu’il était dangereux de vendre du matériel à des inconnus, de peur que leur ADN puisse être retrouvé. Il est donc aujourd’hui particulièrement difficile pour les jihadistes de se procurer des armes, ce qui explique la faible intensité des attentats à postériori.
Matthieu Suc a une nouvelle fois insisté sur le fait qu’il ne faut pas sous-estimer ceux qu’il appelle les “vétérans du jihad” qui ont rejoint l’EI. Ce sont des combattants qui sont en activité depuis près de vingt ans ; ils échappent aujourd’hui encore aux services secrets des Occidentaux. Il termine en rappelant d’une part que la première victime de l’EI est le monde musulman. En Occident, on persiste à croire que l’attentat tabou tel que l’attaque d’une école n’existe pas. Ceci est faux ce n’est pas le cas en Irak par exemple. D’autre part, les premiers jihadistes arrêtés qui ont pris dix ans d’incarcération vont commencer à sortir cette année.
 
 
 

Thumbnail

Actualité précédente

Thumbnail

Actualité suivante