[COMPTES-RENDUS] Hong-Kong et Taiwan : failles stratégiques pour Pékin ?

 
Le 10 octobre 2019, le comité Asie des Jeunes-IHEDN organisait une conférence au cœur de l’actualité d’Hong-Kong et de Taiwan afin de mettre en perspective la stratégie de Pékin. En parallèle de la célébration par la République populaire de Chine de son 70ème anniversaire en grande pompe, le mouvement de protestation pour la défense des droits à Hong Kong se poursuivait et Taiwan continuait de s’armer afin de prévenir une possible invasion de l’île par Pékin, sur fond de guerre diplomatique avec celle-ci… Ces deux crises façonnent les relations avec la Chine continentale et représentent des échecs pour le « rêve chinois ». La conférence avait pour objectif de répondre aux questions suivantes :
Comment en est-on arrivé là et quelle issue pour les protagonistes ? Pour chacune des options, quelles conséquences stratégiques pour Pékin et les autres acteurs de la région ?
 

À PROPOS DES INTERVENANTS :

 

Stéphane Corcuff enseigne à Sciences Po Lyon dans le cadre du programme d’études chinoises mais également en géopolitique contemporaine.
Il est spécialiste des relations entre Pékin et Taipei.
 

Éric Meyer est journaliste et écrivain, installé en Chine depuis 1987.
Il est le fondateur du blog Le vent de la Chine, média qui analyse l’actualité économique, politique et sociétale du monde chinois.
 

 

Auteur : prise de notes et rédaction par Cédric Legentil, secrétaire général du comité Asie des Jeunes IHEDN

Relecture par le pôle publication de l’association

 

Téléchargez ici le compte-rendu

 

Ce texte n’engage que la responsabilité des intervenants.

Les idées ou opinions émises ne peuvent en aucun cas être considérées comme l’expression d’une position officielle des Jeunes IHEDN.

 
 
 
Si en théorie la stratégie géopolitique d’ensemble de la République populaire de Chine (RPC) connaît des failles, la Chine fait montre d’une certaine assertivité qui ne rencontre pas toujours de résistance. Elle est ainsi parvenue à établir une influence marquée sur Hong-Kong et qui va croissant sur Taiwan, en dépit des statuts de ces deux régions. Compte-tenu de la tension actuelle dans l’ex-colonie britannique, et de l’imbrication des questions géopolitique entre la Chine, Hong-Kong et Taiwan, la Chine prépare-t-elle, dans l’un et l’autre des deux régions, une intervention militaire à terme ?
En préambule, indiquons le cadre conceptuel de l’analyse que nous  allons proposer : Hong-Kong comme Taïwan doivent être considérées comme tout sauf des « marges ». Elles sont plutôt « liminales », au sens où ces deux entités, qui résistent ou ont pu jusque-là résister à l’imperium chinois, sont des lieux où se révèlent des fondamentaux de la géopolitique chinoise. Elles sont pour la Chine des points focaux de sa défense et de la projection de sa puissance. En décryptant ces dossiers, nous distinguons en effet plus clairement la Chine perçoit sa souveraineté internationale, son approche du territoire et de la nation, mais aussi les compromis qu’elle accepte pour l’instant de réaliser entre ses objectifs politiques à long terme et la réalité des contraintes stratégiques dans le présent.
 

La Chine, un travail de patience

 
Depuis le 19ème siècle, la Chine est engagée dans une ce qu’un grand sinologue américain a appelé la « grande transition », passant d’une logique impériale héritée de la dynastie Qing, à une modernité chinoise propre. Ce faisant, elle hésite depuis le début du 20ème siècle entre les formes impériale et nationale, dans une entreprise qui vise au fond à inventer ce que signifierait être à la fois chinois et moderne.
Au début du 20ème siècle, la République de Chine avait prétendu se substituer à l’autorité impériale mandchoue sur tout le territoire des Qing : aussi bien sur des territoires sinisés depuis longtemps (« la Chine des 18 provinces ») que des territoires conquis, au-delà, par le pouvoir mandchou. La notion dite de « l’harmonie des cinq races » (Han, Mandchous,  Mongols, Tibétains et Hui), inventée par Sun Yat-Sen comme fondement national à une République inclusive et territorialement plus grande que la Chine historique, devait permettre à la République de revendiquer un territoire dans lequel se trouvaient désormais de vastes territoires non-peuplés de han à l’origine. La faiblesse structurelle de la République a cependant rendu ce projet impossible à appliquer. C’est la RPC, avec l’usage de la violence politique et militaire qu’elle assume depuis son origine, qui parvient à remplir cet objectif, aussi bien en protégeant certaines glacis (intervention armée durant la Guerre de Corée) qu’en reconquérant d’autres régions qu’elle considère devant lui revenir : le Tibet, privé de son autonomie remplacée par un statut de « province autonome » et le Xinjiang, rebaptisé « territoire autonome »). Restaient en attente l’imprenable Taiwan, aux mains des ennemis Kuomintang, et la colonie britannique de Hong-Kong, que Mao avait décidé de ne pas inquiéter dans un premier temps.
En 1949, alors que les Nationalistes perdaient la guerre civile et se repliaient à Taiwan, où survit depuis la République, le régime communiste ne faisait que sursoir à la « libération » de ces deux territoires : dans un cas d’école d’irrédentisme, il faudrait un jour les réunifier à la mère patrie. En attendant, il y était impossible pour Pékin d’y exercer une autorité entière. Après la rétrocession de Hong-Kong en 1997, l’influence de la Chine dans le territoire n’a fait que croître, tandis qu’à Taiwan, elle s’efforce d’acheter médias, hommes d’affaires et politiciens, tout en contraignant Taiwan dans sa vie internationale et diplomatique.
 

L’incompréhension, racine des tensions à Hong‑Kong

 
La situation actuelle à Hong-Kong s’explique pour partie par le passé colonial de ce territoire, pour autre partie par les inquiétudes de la population de voir ses libertés rognées, et par certains problèmes économiques et sociaux (notamment le prix de l’immobilier) qui créent insatisfactions et frustrations.
À l’origine possession du Royaume-Uni conquise en 1841-1842 sous la reine Victoria, Hong Kong fait l’objet d’une négociation entre les gouvernements de Margaret Thatcher et de Deng Xiaoping à partir de 1982 pour sa rétrocession, en vue de la date fatidique de 1997, terme d’un bail emphytéotique de 99 ans signés en 1898 augmentant la colonie des « Nouveaux territoires ». Les Britanniques se révèlent prêts à remettre l’ensemble des territoires hongkongais, ce qui ne semblait pas acquis, des parties de la colonie ayant été cédées indéfiniment par traité (en 1842, en 1860) à la Couronne britannique. La proposition britannique de rétrocession intégrale rencontre naturellement le souhait de Deng. Le Foreign Office et Mme Thatcher négocient âprement le respect des libertés et du statut d’exception de Hong Kong au sein de la République populaire. La Chine, elle, présente plutôt la proposition de Deng d’appliquer à Hong Kong la formule « un pays deux systèmes » comme une proposition généreuse et pragmatique. Elle l’est, tout en ménageant les intérêts de Pékin (ne pas détruire la riche colonie). Elle constitue de même une monnaie d’échange dans un tradeoff où les intérêts des deux puissances convergent et s’équilibrent. Pékin doit notamment s’engager à organiser des élections au suffrage universel direct d’ici à 2007. Ces demandes anglaises ne sont peut-être pas comprises, ou ne sont acceptées qu’en façade, par les communistes chinois au pouvoir sur le continent. Ces derniers acceptent le marché mais ne donneront pas suite à l’essentiel : les élections libres au Conseil législatif (LegCo) et pour le poste de chef de l’exécutif. Ce principe est remis en cause dès le lendemain de la rétrocession, en 1997.
Ironie de l’Histoire, le schéma « un pays, deux système » avait été pensé pour la rétive Taïwan, en 1981, en vue d’une phase de dialogue après la mort de Chiang Kaishek (1975) et celle de Mao Zedong (1976). Elle est cependant inapplicable à Taiwan autrement que par la force : l’île n’est en effet pas une colonie ; elle est dirigée par un régime. En attendant, la solution est proposée par Deng en 1984 pour Hong Kong. La rétrocession complète en échange d’un statut autonome est négociée d’État à État : son application n’est donc pas passée par une consultation populaire à Hong Kong. Les statuts respectifs des deux territoires taiwanais et hongkongais sont donc très dissemblables. Toutefois, des convergences évidentes se sont faites jour.
 

Hong Kong, territoire jalousé

 
À partir des années 1960, Hong Kong avait pris une importance croissante grâce à son rôle de réexportation. En 1993, son PIB équivalait à 27 % de celui de la Chine continentale. Sa richesse est associée à la créativité de ses ressortissants. Les dirigeants communistes redoutent cette créativité, fruit de la liberté dont jouissent les Hongkongais. Elle est aussi une source d’observation, d’expérimentation où ils peuvent apprendre les rudiments du capitalisme.
Par ailleurs, la place du territoire insulaire dans le poids économique global de la RPC crée des jalousies ailleurs, notamment à Shanghai. Ancien centre financier d’importance mondiale jusqu’en 1949, depuis lors à la traîne, Shanghai voudrait retrouver ce statut, ce qui pourrait se faire aux dépends d’Hong Kong.
Cette velléité de contrôle et cette jalousie concurrentielle sont deux importants facteurs dans le recul progressif du poids financier relatif d’Hong Kong dans l’économie chinoise : en 2000, son PIB ne correspondait plus qu’à 2 % de celui de la RPC.
Entretemps, Pékin a également poursuivi une politique active pour resserrer les liens entre le territoire et le continent. Le premier chef de l’exécutif de la région autonome spéciale de Hong Kong, qui est alors élu par un collège de notables, dont une partie seulement, les conseillers de districts, sont eux-mêmes élus au suffrage universel, est un homme d’affaires proche de Deng et de la Chine : Tung Chee-Hwa. De plus, 500 000 citoyens chinois ont été invités à s’installer à Hong Kong avec le soutien du gouvernement communiste depuis la rétrocession. Les relations avec les Hongkongais de souche se sont progressivement tendues, accentués par une certaine arrogance de la part des nouveaux arrivants envers les insulaires et parfois de racisme, partagé en Chine par ceux qui ont jalousé un temps la richesse des Hongkongais et souffert alors du mépris de ces derniers. Face aux Taïwanais comme aux Hongkongais, les Chinois du continent, aujourd’hui riches et plus sûrs d’eux-mêmes, peuvent ainsi faire montre de condescendance, de mépris, voire de haine, exprimée notamment sur les réseaux sociaux, qui enflamme régulièrement les passions dans les deux territoires, et augmente la défiance face au régime de Pékin.
Parallèlement, la RPC finance des projets d’envergure, tels ponts, axes autoroutiers et ligne de train à grande vitesse dans la région du delta de la rivière des Perles, entre Canton, Shenzhen, Macao et Hong Kong, pour des centaines de milliards de dollars d’investissement. En même temps, le continent s’est immiscé profondément dans l’économie hongkongaise par le développement exponentiel du tourisme des Chinois, contribuant ainsi à la croissance économique de la RAS.
 

Du compromis au défi : la transition générationnelle à Hong Kong

 
Après que les territoires hongkongais ont été ramenés sous l’autorité de Pékin en 1997, l’opposition politique au régime communiste, déjà mobilisée à Hong Kong par la commémoration de la répression de la place Tiananmen en 1989, n’a fait que croître. À l’origine, cette opposition s’était toutefois revendiquée comme parlementariste, prônant la réforme, non-violente, et n’utilisant que des moyens légaux, tels que l’élection de candidats pro-démocratie au LegCo. En dépit de l’énorme disproportion des forces, et sous la houlette de l’avocat et tribun démocrate Martin Lee, elle a notamment voulu croire au respect par la Chine des accords signés entre Londres et Pékin. C’était, il faut le dire, une période ou le pouvoir de l’État et du Parti en Chine pouvait, sous les mandats de Jiang zemin et de Hu Jintao, aller vers un degré limité d’encadrement et de limitation. La tendance a été stoppée nette et même inversée à partir de l’élection de Xi Jinping au poste de Secrétaire général du PPC en 2012, son élection à la Présidence de la République en 2013, et la suppression par le Congrès du parti en 2017 de la limite édictée par Deng de dix ans à la tête du pouvoir. Interrogé sur sa position concernant les violentes manifestations de 2019 à Hong Kong, Martin Lee a indiqué que la politique qu’il prônait a été un échec total, expliquant ainsi ces violences.
La population jeune de Hong Kong n’a en effet pas connu la présence britannique. Elle connaît, en revanche, la restriction progressive des libertés, notamment celles de la presse, par les autorités communistes, depuis 1997. Elle connaît également l’attentisme mâtiné d’espérance des ainés, quelle considère souvent une passivité inefficace. Rejetant cette logique, et dans la quête d’une conscience nationale hongkongaise dite « localiste », ils vont progressivement passer à un l’action directe de rue, pacifique à l’origine.
Déçue de constater que l’obéissance civique a laissé le champ libre à une coopération entre intérêts économiques des tycoons et objectifs politiques de Pékin, une frange significative de la population de Hong Kong se sent aujourd’hui déstabilisée, perdue, angoissée. Face à l’exacerbation de l’autoritarisme politique en Chine, le report perpétuel du passage au suffrage universel, et plusieurs cas d’enlèvements de ressortissants hongkongais sur le territoire de la RAS et ailleurs, la jeune génération se sent dos au mur et contrainte d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Certains ont pu nous indiquer, durant les mois de révolte ayant commencé en juin 2019, qu’ils pensaient que cette bataille était la mère des batailles : la perdre, ce serait irrémédiablement perdre toute latitude pour influencer le système politique et défendre leurs libertés.
Le territoire a déjà connu plusieurs mouvements défendant la liberté d’opinion, rejetant l’éducation patriotique chinoise, revendiquant une démocratisation du système. Lorsqu’en 2014 apparaissent les mouvements dits « Occupy Central with Love and Peace »  et « des parapluies », la stratégie reste l’occupation pacifique des rues. Un tournant se produit quand, en réponse aux premiers débordements policiers, injustifiés, l’occupation des rues recourt progressivement à une stratégie plus directe, plus rebelle, plus violente.
Le nouveau mouvement de protestation, en 2014, s’était voulu sans leaders clairement identifiés (comme  beaucoup de mobilisations depuis le lancement du mouvement global Occupy), à la différence des précédents, durant lesquels avaient émergé des figures devenues célèbres, comme Joshua Wong. En 2019, a la faveur de l’aggravation de tous ces paramètres – rejet du projet de traité d’extradition, angoisses face à l’influence chinoise, rigidité du gouvernement face aux manifestations, répression intense et de plus en plus armée-, la contestation est devenue quasi-insurrectionnelle. Des revendications nouvelles apparaissent alors évoquant l’adoption d’une constitution, d’un parlement provisoire, d’un hymne propre à la nation, du moins la société hongkongaise. Autant d’attributs qui sont ceux d’une communauté nationale, certaines voix s’élevant même pour réclamer la sécession, l’indépendance : une idée incendiaire  qui provoquait l’incrédulité de certains.
 

La position du régime

 
Pékin fait ainsi face à une crise d’une ampleur inconnue depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine. S’il ne peut pas encore être question de guerre civile et d’un nombre considérable de morts, il y a indubitablement, à partir de 2019, une forme de guérilla urbaine, marquée par la violence et la brutalité policière, brusquement monté d’un cran et allant croissant. Des incidents au sujet desquels le gouvernement ne communique pas. Les périodes de la mi-juillet et la fin août sont considérées par les militants comme ayant probablement été très sanglants. Les violences policières restent non élucidées, ce qui renforce la détermination des activistes. Ceux-ci revendiquent désormais (l’une des « 5 demandes, pas une de moins ») la tenue d’une enquête indépendante qui, si elle était lancée, serait une concession telle de Carie Lam qu’elle ne pourrait sans doute rester au pouvoir. La situation n’en est que plus inquiétante : face à cette détermination, Pékin ne peut accepter une situation qui ternit son image et craint qu’elle ne lance les ferments d’une contestation démocratique en Chine même.
Sur place, l’autorité de la cheffe de l’exécutif, Carrie Lam, est profondément remise en question. Dans la lignée des précédents chefs de l’exécutif, Lam s’est faite la porte-voix locale de Pékin, prête à faire des concessions, participant à la restriction des droits et libertés spécifiques au territoire, restant évasive quand il lui est demandé si elle prend des consignes directement de Pékin. Accusée de diriger la ville avec une autorité paternaliste et particulièrement rigide, « comme une école britannique », elle n’a pas exclu de réclamer l’aide et l’intervention de l’Armée populaire de libération (APL), ce que permet la Loi fondamentale de la RAS. Une telle intervention marquerait de fait la fin immédiate du schéma « un pays, deux systèmes », dont la Chine se présente pourtant comme la garante.
Pour l’heure, Pékin a choisi de faire profil bas, jusqu’à une déclaration de Xi, plus dure, en novembre 2019. La Chine, en effet, se garde bien d’apparaître sur l’avant-scène : est-ce faute de disposer d’un plan ? Serait-ce parce qu’elle aurait déjà « infiltré » la police hongkongaise et étendu son empire au gouvernement de la RAS ? Pékin est peut-être également inhibé par le risque d’embrasement : une aggravation fatale du conflit à Hong Kong rejaillirait sur les négociations commerciales toujours en cours avec les États-Unis d’Amérique, d’une ampleur majeure pour les deux économies, le commerce mondial et bien-sûr la RAS. La possibilité de rétorsions occidentales en cas d’action militaire joue peut-être un rôle, quoi que l’inaction des Occidentaux dans d’autres dossiers récents ou en cours (Crimée, Xin-jiang, Cachemire, Mer de Chine du Sud…) puisse donner à penser que la Chine considère avoir la voie en partie libre.
Pour autant, il est exclu pour les dirigeants du parti communiste chinois de laisser la situation à Hong Kong dégénérer vers un conflit d’intensité plus élevée (tel qu’une paralysie totale du territoire par des blocages violents). La Chine y perdrait en crédibilité internationale. De plus, un mouvement sécessionniste pourrait attirer des villes éloignées de Pékin, notamment Canton, où certains dirigeants rêvent parfois, de manière à peine masquée, de l’indépendance des provinces de leur région et à la puissance économique dont un tel État disposerait. Enfin, Pékin ne peut accepter une conciliation qui impliquerait d’accepter le suffrage universel direct pour la sélection de la tête de l’exécutif, ni de la libération des prisonniers hongkongais passés derrière les barreaux (ou militants qui seront jugés dans les mois qui viennent, dont le nombre dépasse déjà, deux toute évidence, plusieurs milliers), par peur des idées qu’elle propagerait.
Mais en fait de retenue face à la possibilité d’une intervention directe (de l’armée) par la Chine, nous pourrions plutôt voir les choses du côté des actions concrètes déjà entreprises à Hong Kong : les forces de police locale voient arriver en renfort des soldats venus de Chine, vraisemblablement rompus à la guérilla urbaine. Les canons à eau employés pour le contrôle des foules sont remplis d’éléments traçants, permettant d’identifier les manifestants masqués. Des militants indiquent avoir identifié parmi les policiers, qui ne portent plus tous leur immatriculation réglementaire, des membres des triades chinoises, du Fujian par exemple, en se fondant sur des vidéos et des accents d’autres provinces de Chine entendu parmi les forces de l’ordre. À titre dissuasif ou de manière préventive, de lourdes concentrations de troupes se sont formées à Shenzhen, de l’autre côté de la frontière.
 

La situation taïwanaise

 
Le dossier taiwanais présente des similitudes avec Hong Kong, notamment le rejet de la Chine par la population, l’existence d’un système social, économique et politique très différent de la Chine, mais aussi des différences notables. La première est le statut de l’île de Taiwan, « autogérée » selon Pékin, mais que l’on peut qualifier plus justement d’État souverain, la République de Chine. La population, en 2016, a placé au pouvoir (Présidence de la Réplique et majorité parlementaire) une administration qui, même si elle se garde de tout geste qui envenimerait les relations avec Pékin, rejette néanmoins fermement le projet chinois de négocier avec l’île « un pays deux systèmes », dans lequel l’île perdrait des attributs essentiels de sa souveraineté. La Chine navigue donc entre une volonté de « libérer » Taïwan, où l’usage de la force pourrait entraîner des conséquences incalculables, et une tentative de séduction, sur la base d’un projet inadapté et contredit par de nombreuses actions que Taiwan considère comme hostiles (démonstrations de force, étranglement diplomatique, …). Depuis des décennies, elle s’adresse aux Taïwanais avec ce double principe : depuis une lettre adressée aux « compatriotes de Taiwan » en 1981, la priorité est à l’unification pacifique, mais la force restera de mise s’il faut.
Si elle souhaite la réunification, un processus pacifique présente des risques pour la Chine continentale. En effet, une fusion des deux entités RPC-RDC, soit sous un troisième nom, soit sous la bannière de la RPC, impliquerait la construction d’un continuum  administratif effectif entre les territoires – et des allers-retours libres de part et d’autre. Si Taïwan y perdrait en termes d’indépendance et de souveraineté, la légitimité du régime communiste de Pékin pourrait être, de son côté, menacée par l’ouverture de l’île aux Continentaux – qui étaient nombreux à s’y rendre jusqu’à l’interdiction totale des visites sur l’île des touristes chinois décidée par la Chine en 2019. Une réunification par les armes, quant à elle, pourrait avoir un coût considérable sur le plan international (diplomatique, militaire, économique, technologique). La Chine se trouve ainsi en position délicate à ce sujet, comme elle l’est concernant Hong Kong, en dépit des différents entre ces deux territoires. L’un et l’autre, en conséquence, ne doivent pas être lus comme des marges devant être mises au pas, mais bien plutôt des zones liminales, faites de contacts, d’échanges, de tensions, des sociétés qui résistent à la domination que Pékin essaye d’imposer sur tous les territoires sinophones.
 

Conclusion

 
La période similaire aux Trente Glorieuses françaises connue la Chine avec les réformes est désormais terminée. La RPC ne peut plus compter sur son poids commercial et sa main-d’œuvre bon marché pour s’assurer de la tolérance internationale en cas de répression interne de grande ampleur, en tous cas s’agissant de ces régions très internationales et profondément insérées dans les échanges commerciaux, culturels et intellectuels du monde que sont Hong Kong et Taiwan – pour les territoires intérieurs, tels que le Tibet ou le Xinjiang, force est de constater que la réponse des gouvernements étrangers est à ce jour faible, voire nulle. La Chine est ainsi contrainte de choisir entre le recours au compromis et la force, alors que son dirigeant actuel penche pour la tolérance zéro. Hong Kong et Taiwan sont donc des zones «  liminales » où la Chine illustre sa vision du territoire, de l’identité, du territoire, de la souveraineté, et pour lesquelles le géant chinois est conduit, jusqu’à ce jour du moins, à réaliser des compromis. N’y trouvons pas ici d’explications culturalistes, qu’on entend souvent (« la Chine pense en termes de temps long ») : elle est tout simplement contrainte à ces compromis par les données géopolitiques de l’époque.
Cela étant, Xi Jinping ne gouverne pas encore tout à fait seul. Son pouvoir est sujet à une possible fragilisation, faute de faire l’unanimité, et l’on croit parfois détecter des dissensions au sein du Bureau politique (le cœur du pouvoir chinois). Une dissension interne au PCC pourrait changer la donne. Alors que Xi paraissait encore il y a peu incontesté, de rares étudiants placardent des affiches très critiques dans des campus chinois – immédiatement retirées – et des fuites de documents secrets du Parti peuvent occasionnellement attester d’un malaise chez certains de ses cadresface à ce jusqu’au-boutisme. Les « China Cables » et « Xinjiang papers » publiés par le consortium de journalistes ICIJ en novembre 2019 l’illustrent de manière éloquente. Pour l’heure, la stratégie de Xi reste peu lisible, si ce n’est son appétence marquée pour l’autoritarisme. Toutefois, pour l’instant, les autorités chinoises semblent dans une phase d’évaluation du rapport entre avantages et coûts pour chacune des options à leur disposition. Des options qu’elles ne peuvent appliquer directement pour contrôler les deux entités qui leur échappent en partie (Hong Kong) ou presque complètement (Taiwan). Pour conclure, soulignons une dimension essentielle de la géopolitique du monde chinois : la RPC se considère comme le seul pouvoir légitime pour représenter la communauté sinophone et l’histoire, la culture, et l’identité de la Chine, jusqu’à sa langue, sur son territoire, ses bords immédiats, voire, de plus en plus dans le monde.
La possibilité d’une alliance, d’un partenariat entre Hong Kong et Taïwan n’est pas une possibilité : c’est en fait déjà une réalité. Encore faut-il rappeler qu’elle est décentralisée, gérée dès 2014 au niveau des mouvements de militants (mouvement des Tournesols à Taiwan, suivi des Parapluies à Hong Kong). Alors que circulent des théories du complot chez les défenseurs du gouvernement de Carrie Lam, impliquant tour à tour « Taiwan », la présidente taiwanaise Tsai Ingwen, la CIA, ou les États-Unis, dans la crise hongkongaise, il est important de rappeler que ces mouvements sociaux d’envergure, à Taiwan comme à Hong Kong, sont lancés par les Hongkongais et les Taiwanais eux-mêmes sur la base de leur conviction, maintes fois exprimée depuis des années, qu’ils doivent défendre eux-mêmes l’État de droit et prévenir une influence grandissante de la Chine dans leurs sociétés respectives. Sans preuve d’implication, toute autre allégation n’est que pure fantaisie complotiste dont la presse française n’est, pas toujours indemne : certains perçoivent ces derniers mois la question de Taiwan systématiquement à travers le prisme de celle de Hong Kong, imaginant comment l’île en tirerait profit, voire manipulerait les événements dans l’ex-colonie britannique. Les mouvements dirigés contre l’influence de la Chine à Hong Kong et Taiwan sont plutôt liés à des enjeux géopolitiques internes au monde chinois (qu’on surnomme, depuis le milieu des années 2010 « deux rives, trois territoires », incluant la Chine, Taiwan, Hong Kong / Macao). Ces enjeux internes, faits de coopérations, de concurrences, de conflits, de connivences, sont aussi importants, sinon bien plus, que les liens que ces deux sociétés ouvertes ont pu tisser avec le monde, parmi les facteurs structurants de la géopolitique du monde sinophone.

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