[CR] DAESH : DU CALIFAT LOCAL AUX FILIALES INTERNATIONALES (WASSIM NASR)

CYCLE COMPRENDRE L’ETAT ISLAMIQUE

Compte-rendu de l’atelier animé le 13 juin 2019 à l’École militaire par M. Wassim NASR

par A. C.

et Coline GRILLO, membre du comité Moyen-Orient et monde arabe

Relecture par le pôle publication de l’association

 

Téléchargez ici le compte-rendu

 
 
Présentation de l’intervenant
 
Wassim Nasr est diplômé d’un BA International Affairs & Diplomacy, d’un troisième cycle en relations internationales approfondies et d’un master 2 en défense, sécurité et gestion de crise.
Il a participé, en tant que journaliste et consultant, à l’élaboration et à la réalisation du film documentaire « Le studio de la terreur » avec l’agence CAPA pour Canal+ qui a été nominé parmi les quatre finalistes des Emmy Awards Documentary 2017. Il est par ailleurs l’auteur de « État islamique, le fait accompli » aux éditions Plon (2016).
Journaliste spécialisé des mouvements et mouvances jihadistes pour les trois antennes de France 24, il  s’appuie principalement  sur des sources de première main. Il entre donc directement en contact avec les premiers concernés : les jihadistes, qu’ils soient Français (minorité dont on ne peut malheureusement tirer que peu d’informations utiles) ou bien arabes (souvent Syriens, Irakiens ou Saoudiens). Pour ce faire, il a recours aux discussions formelles et informelles sur les réseaux sociaux, aux rencontres physiques ou à l’envoi de questions qu’il adresse directement à des membres haut placés de l’organisation qu’il vise, l’État islamique ou  Al-Qaïda et ses filiales.
Il a par exemple eu l’occasion de s’adresser au numéro trois d’Al-Qaïda pour la Péninsule Arabique (AQPA) quelques mois avant l’attaque de Charlie Hebdo revendiquée par le groupe. Plus récemment, il a envoyé douze questions au chef du conseil des anciens d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Sur cette approche inédite, Wassim Nasr confie que l’échange a été long – plus de huit mois – et périlleux. En effet, son interlocuteur s’est, au premier abord, montré réticent à l’idée de répondre à toutes les questions et en particulier à l’une d’entre elles concernant la relation avec l’EI désormais implanté au Sahel. Il s’est exprimé le 30 mai dernier sur le plateau de France 24 en révélant une partie du contenu de cette échange.
 
Rappels historiques : Qu’est-ce que l’État islamique ?
 

  • L’apparition du groupe État islamique en Irak

L’auteur explique que si beaucoup ont découvert l’EI en 2014 lors de la prise de Mossoul et l’instauration du Califat, ce dernier existe en réalité depuis 2006. Sa création relève d’une coalition entre Al-Qaïda de Mésopotamie et plusieurs clans sunnites d’Irak. L’organisation de l’époque est parvenue à gagner beaucoup de territoires mais s’est heurtée à la puissance américaine. Les États-Unis, pour contrôler l’influence de l’EI, ont fait un grand nombre de promesses politiques aux chefs des clans sunnites, entraînant une réduction des rangs de l’EI à seulement quelques combattants. Toutefois, ces promesses, n’étaient pas du goût du nouveau pouvoir chiite de Bagdad, ce qui n’a pas permis de partager le pouvoir. Les sunnites ont ainsi été marginalisés de toutes décisions et rôle politique.

  • L’expansion de la graine jihadiste vers la Syrie

Wassim Nasr rappelle ensuite qu’au début des dites révolutions arabes de 2011, l’EI n’était donc qu’un groupuscule avec peu de moyens financiers ou humains. Cependant, celui-ci comptait déjà dans ses rangs quelques jihadistes étrangers dont des Syriens. À l’aube de l’année 2012, Abou Bakr al-Baghdadi, à la tête de l’organisation depuis 2010, décide d’envoyer certains de ses combattants, jihadistes syriens, vers la Syrie. Ces combattants ne sont pas nombreux et passent la frontière par Chehyl, bastion logistique  d’Al-Qaïda depuis 2003. À leur arrivée en Syrie, c’est sous le label du Front al-Nosra ( Front pour le soutien des Gens du Châm) qu’ils se distinguent. M. Nasr explique ensuite que c’est ce même label qui, grâce à la mise en place d’opérations efficaces contre le régime de Damas, a semé la graine jihadiste en Syrie. Les opérations sont d’une telle qualité que beaucoup pensaient que cette organisation était une fabrication du régime syrien. Mais s’était sans compter les années de combats en Irak.

  • La rupture d’al-Nosra avec l’État islamique

Les combattants sont effectivement très compétents, que ce soit militairement, politiquement ou dogmatiquement.  Deux personnalités majeures se distinguent : Abou Mohammed Al-Adnani, porte-parole et commandant des opérations militaires en Syrie et Abou Mohammed al-Joulani. Leurs figures emblématiques et les résultats sur le terrain ont permis d’attirer de plus en plus de monde dans les rangs de l’organisation, à tel point qu’Abou Mohammed al-Joulani a commencé à ignorer les ordres de ses supérieurs. Cela a poussé Abou Bakr al-Baghdadi à dissoudre, dès avril  2013, al-Nosra et « État islamique en Irak », organisation mère, pour créer l’État islamique en Irak et au Levant
L’intervenant explique par ailleurs que le chef de l’EI avait alors avancé qu’il avait lui-même envoyé al-Joulani en Syrie pour en créer une représentation de l’EI. Tandis que les contacts de notre intervenant considéraient que cette nouvelle union jihadiste serait assez puissante pour détrôner la famille Assad, al-Joulani avait fait savoir qu’il n’accepterait pas la dissolution de son groupe, avant d’annoncer qu’il vouait allégeance à Al-Zawahiri, dirigeant d’Al-Qaïda. Il y a ainsi eu une véritable friction entre le groupe de Joulani et l’EI, même si les deux groupes ont continué à avancer de manière parallèle en Syrie.
L’Occident essaye de contenir l’EI dès 2013 à travers les acteurs locaux, sans succès. C’est lorsque les premières villes, en Irak comme en Syrie,  ont commencé à tomber dans les mains de l’EI en janvier 2014, qu’il a découvert la puissance de l’organisation.
 
Comment expliquer le succès de l’État islamique ?
 

  • La volonté d’instauration du califat

Wassim Nasr explique que pour mettre en lumière les raisons du succès de l’EI, il faut d’abord comprendre son fonctionnement. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, celui-ci est assez éloigné de celui d’autres organisations comme Al-Qaïda. Si, pour cette dernière, l’objectif principal est de se débarrasser du mouvement et du mode de vie occidental, l’EI repose sur l’instauration du Califat. Il parvient alors à mettre en place une autorité directe, immédiate et rapide tout en envoyant de vrais messages et en créant de nombreuses filiales, fiables et fidèles.

  •  Le soutien des filiales de l’organisation

Ainsi, l’intervenant insiste sur le fait que ces filiales sont extrêmement nombreuses et bien plus anciennes que ce que l’on veut croire. En 2013 par exemple, avant même la mise en place du Califat, lorsque l’EI veut agir en Libye, des combattants de l’unité al-Battar (épée tranchante)  formée avec des combattants libyens en Syrie, est dissoute. Certains de ces jihadistes sont envoyés dans leur pays natal pour créer l’embryon de l’EI en Libye dans la ville côtière de Derna. Cette même unité a donc posé les bases de ce qu’est aujourd’hui l’État islamique en Libye.
On note des phénomènes similaires concernant les filiales de l’EI en Afghanistan avec le recrutement d’un chef militaire Taliban. Ironie du sort : il s’agit d’un ancien détenu de Guantanamo, libéré dans le cadre d’un accord  passé entre les Talibans et les États-Unis. En outre, on observe également ces filiales aux Philippines, avec l’envoi de sommes conséquentes lors de la bataille pour la ville de Marawi.

  • Des organisations qui lui prêtent allégeance

En plus de ses filiales réparties dans le monde, l’EI a aussi cannibalisé plusieurs organisations qui lui ont prêté allégeance totalement ou en partie. En 2015, c’est Boko Haram, dirigé par Abubakar Shekau, qui en fait la demande. Cette dernière est acceptée par al-Baghdadi, même s’il considère Shekau comme étant très extrémiste. Dès lors, il finira par le destituer l’année suivante et nommera à sa place le fils d’Abou Mossab al-Barnaoui, fondateur de Boko Haram, scindant ainsi le groupe en deux.
La destitution de Shekau, et puis de Barnaoui il y’a quelques mois, démontrent que, sans envoyer de soldats dans les fiefs de Boko Haram et malgré la perte du sanctuaire syro-irakien, al-Baghdadi a la main sur l’organisation et donne les directives. Wassim Nasr note que lors de la défense de Mossoul, le fonctionnement était le même. Chaque quartier était autogéré mais recevait des directives, il restait alors aux commandants de les appliquer avec des ressources propres et autonomes. Ce fonctionnement rend le combat très difficile pour des armées régulières, qui se doivent de faire tomber les quartiers un à un et non pas seulement « une tête ». Toutefois, l’intervenant rappelle que ce n’est cependant pas une spécificité de l’EI puisque le Hezbollah a pratiqué de manière similaire au Liban face à Tsahal particulièrement en 2006

  • Des cadres qualifiés

Aujourd’hui on prend conscience que l’EI nous a fait entrer dans une guerre asymétrique, d’autant que ses cadres sont des personnes qualifiées et qui réfléchissent. Leur armement se développe : à Mossoul ils sont par exemple parvenus à développer des lance-roquettes et des drones.

  •  Le jihadisme comme seule « offre révolutionnaire »

La rencontre entre les griefs modernes des sociétés et l’idéologie jihadiste a permis une action politique durable. M. Nasr explique que les combats révolutionnaires du siècle dernier (communistes, anticoloniaux…) ayant disparu, la bannière du jihad est aujourd’hui la bannière révolutionnaire la plus attrayante, pour ne pas dire la seule. Cette bannière est un symbole de lutte contre les pouvoirs en place et contre l’Occident. Si l’on s’intéresse aux mouvements révolutionnaires nationaux, on s’aperçoit que beaucoup mutent en  mouvance jihadiste. C’est par exemple le cas en République Démocratique du Congo, où il existe des factions rebelles/criminelles qui sont passées sous tutelle jihadiste ; ou encore au Mozambique où est apparu en mai 2018, la première photo de jihadistes de l’EI qui se déclarant prêts à opérer dans le pays. Pour notre intervenant, les médias et experts locaux nient souvent l’existence de ces bras jihadistes car ils ne comprennent pas comment ces réseaux ont pu se développer dans leurs régions. Pourtant, on constate aujourd’hui que la filiale Boko Haram est celle qui a le plus d’avenir et le plus d’impact en Afrique. Il est donc particulièrement dangereux de nier leur existence.

  • Les relations entre Al-Qaïda et l’État islamique au Sahel

Une des questions concernait l’état des relations entre Al-Qaïda et État islamique et en particulier les raisons pour lesquelles les groupes ne s’affrontent pas au Sahel. Wassim Nasr rappelle que si dans les autres régions du monde, spécifiquement au Moyen-Orient, les deux organisations s’affrontent, au Sahel, « elles se tolèrent ».  Il semblerait en effet que dans cette zone, ce soient les relations personnelles entre chefs de tribus qui priment sur les idéologies. Ainsi, pour M. Nasr, tant que les chefs seront encore vivants, cette situation aura vocation à perdurer. On note même une entraide intéressée  entre les deux organisations. S’il est encore trop tôt pour l’affirmer, il semblerait que c’est précisément cette proximité qui ait permis l’enlèvement et le transfert des deux otages Français enlevés au Bénin le 1er mai 2019 et libérés par l’armée française quelques jours plus tard au nord-est du Burkina Faso.
Dans sa réponse, le chef du conseil consultatif d’AQMI a même ajouté que les membres de l’EI sont pour lui des frères qui ont pris une mauvaise direction, se sont égarés. Toutefois, il ajoute que le retour sur ce qu’il appelle  « le droit chemin » est encore envisageable.
Wassim Nasr conclut sur une note perplexe. Certes, la perte territoriale a été importante et empêche sans doute l’envoi de troupes comme celle du 13 novembre 2015 à Paris, mais, à grande échelle, l’EI est encore très puissant et est présent partout. Par ailleurs, la bataille de Mossoul, bien que soldée par une défaite de l’organisation, a tout de même duré 9 mois. Ceci démontre à quel point cette dernière peut se montrer puissante et résistante. En dépit de la perte du Califat, les cadres de l’organisation parviennent encore à mettre en avant leur puissance et mobiliser notamment  de jeunes occidentaux contre leurs propres pays.
 
Questions et réponses avec la salle
 
L’intervenant s’est par la suite prêté à un jeu de questions-réponses avec la salle. La remarquable qualité et diversité des questions a permis un échange constructif et passionnant.

  • Y-a-t-il un projet de rapprochement entre l’État Islamique pour le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) ? Quelles sont les opportunités de développement ? Que dire du rapport entre peul et dogon au Mali ?

Selon l’intervenant, on ne peut pas réellement parler de rapprochement mais il y a bel et bien une collaboration de base entre ces groupes notamment parce que les membres se connaissent et ont des intérêts communs et parce que la toile de l’EIGS n’est pas aussi développée que celle du GSIM.
Les opportunités de développement sont variées et surtout liées à de fortes personnalités. Le touareg Iyad Ag Ghali a permis de réunir plusieurs groupes sous une seule bannière. Au-delà de cet aspect, il est surtout parvenu à placer sous ses ordres, un peul, Amadou Koufa et un arabe, Djamel Okacha. Si ce dernier a été supposément éliminé par la force Barkhane, Amadou Koufa, s’est fait connaître par son récent appel à la communauté peul, les priant de rejoindre les rangs du GSIM. Cet évènement est inédit puisque cette communauté ethnique, qui représente 40 millions d’individu dans plusieurs pays, n’avait jusqu’alors jamais été touchée par le jihadisme.
Pour Wassim Nasr, les évènements récents et les divers catastrophes intercommunautaires au Mali nous poussent à croire que ces groupes vont accentuer leur recrutement, et se développer afin d’acquérir une vraie force politique. La bannière noire est attirante, peu importe si les membres ont lu le Coran ou non. Comme la bannière rouge en son temps, peu importe si les membres avaient lu Karl Marx ou pas.

  • Quelles sont les zones clefs du jihad aujourd’hui ?

Le nouvel épicentre du jihad est en Afrique du fait de la pression militaire au Levant.
Les jihadistes sont aussi très présents en Asie du Sud-Est, ce qui est problématique car ils ont une vraie assise populaire dans ces pays.
Pour Wassim Nasr, les discussions et les négociations sont nécessaires. Au Mali, les Français refusent de discuter avec les jihadistes, Les Maliens discutent donc avec eux dans le dos des Français.
Dans un pays où il y a une insurrection jihadiste, on ne peut pas gérer les choses comme lors d’une opération policière. Il faut faire au cas par cas et voir dans quelles zones le jihadisme est le plus susceptible de se développer. Pour notre intervenant, il faut trouver les bonnes solutions au bon endroit, on ne peut pas dupliquer ce qui a été fait en Afghanistan ou en Irak, avec le succès que l’on connaît,  au Sahel. Concrètement, on ne peut pas transposer les méthodes qui été utilisées dans une autre situation et en espérer des résultats similaires. Il faut avoir le courage de trouver des réponses innovantes.

  • Returnees, camps de réfugiés : quels enjeux en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient ?

La question du recrutement est une question centrale. Après les évènements récents au Sri Lanka, le gouvernement du  pays a rapidement annoncé que c’était l’œuvre de revenants, mais ce n’est pas le cas. Les auteurs des attaques sri lankaises appartiennent à la haute classe moyenne. En Asie du Sud-Est, le recrutement est très différent de celui réalisé en Afrique, en Occident ou au Levant.
Les problématiques de l’Asie du Sud-Est comme celles des rohingyas vont probablement permettre le développement de mouvances jihadistes. Que va-t-on faire de toutes ces personnes qui sont dans des camps, et particulièrement, quel avenir peut-on proposer aux enfants ? La même question se pose autour des camps de réfugiés en Irak et en Syrie, où les enfants qui y grandissent auront le choix entre la misère et saisir les armes.
Les camps sont toujours des berceaux du terrorisme, les camps palestiniens en sont l’exemple parfait depuis un demi siècle. En Irak, les familles de jihadistes sont parquées dans des camps entourés de barbelé. Elles n’ont pas de papiers irakiens mais des papiers indiquant « Famille de Daesh », donc aucune perspective d’avenir.
Il faut trouver des solutions et pouvoir proposer un avenir viable à toutes ces familles. Les villes sinistrées s’étalent  de la frontière avec l’Iran jusqu’au Liban, cela représente des millions de personnes. Si l’on n’arrive pas à apporter des solutions adéquates et concrètes, la plupart des sinistrés et demain leurs descendants vont finir par  rejoindre le  jihad qui leur promet un avenir meilleur.

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