De Madama à Syrte, la diagonale du vide

De Madama à Syrte, la diagonale du vide

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Dirigée d’une main de fer par le colonel Mouammar Kadhafi, le « Guide de la Révolution », pendant plus de 40 ans, la Libye est aujourd’hui le théâtre d’une lente et douloureuse stabilisation. En effet, depuis le déclenchement de la révolution libyenne en 2011 entraîné par un mouvement de contestations de grande ampleur dans la plupart des pays arabes, ce pays situé en face des rives méditerranéennes de l’Europe est en proie au chaos. En 2011, la première guerre civile libyenne entraîne la chute du dictateur Kadhafi – elle-même ayant été accélérée par l’intervention de la communauté internationale -. Cette protestation populaire assortie de revendications politiques et sociales fait souffler un vent d’espoirs sur les populations qui pensent alors avoir ouvert la voie d’une réforme profonde de la société. Pourtant, malgré la volonté de reconfiguration du paysage libyen, « l’État des masses » ou Jamahiriya pour reprendre l’expression consacrée, demeure instable. La deuxième guerre civile libyenne depuis 2014 en témoigne.

Cette insécurité constante depuis la chute de Kadhafi s’inscrit dans un contexte géopolitique global complexe, avec une fragilisation du Moyen-Orient depuis la guerre d’Irak de 2003 et la crise syrienne depuis 2011. Ces facteurs conjugués ont favorisé l’implantation de l’organisation terroriste de l’État islamique (EI), proto-État autoproclamé dès juin 2014, qui a profité de la fragilité des États de la région pour s’étendre. En plus de cela, l’EI a su rallier à sa cause des foyers djihadistes en quête de renouveau face à l’affaiblissement d’Al-Qaïda, tant au Moyen-Orient qu’en Afrique centrale. L’expansion de Daech, soit l’acronyme arabe pour désigner l’EI, vers de nouvelles terres du djihad, à l’image de la Libye, est donc le fait d’une démission ou d’une incapacité à contenir la menace et à prévenir le ralliement à une telle organisation. Ainsi, la présence de l’EI dans la région de Syrte s’explique par la très difficile mise en place d’un gouvernement libyen d’union nationale[1], à même de prendre des décisions sécuritaires fortes. Aujourd’hui, et de ce point de vue-là, l’avenir de la Libye semble plus que jamais s’enraciner dans l’incertitude.

Dans le même temps, plus au Sud, à la frontière avec le Niger, la Libye n’en est pas moins en danger. En effet, la partie méridionale du pays est traversée par le désert, lui-même facteur d’insécurité et d’instabilité. Dans cet espace, l’illégalité et le conflit se sont imposés comme modes de régulation et c’est pourquoi la France a fait évoluer son dispositif militaire autrefois concentré sur le Mali avec l’opération Serval, et dorénavant impliqué dans l’ensemble de la Bande sahélo-saharienne (BSS) avec l’opération Barkhane. Ce changement stratégique s’appuie bien évidemment sur le caractère transnational de la menace que représentent les différents Groupes armés terroristes (GAT). Auparavant « pré-carré », si l’on peut dire, d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), on comprend bien que la BSS n’est en rien un espace contrôlé et contrôlable. Les luttes de territoires entre GAT, si elles ont déjà lieu, n’excluent pas l’EI qui est d’ores et déjà à la recherche d’alliances avec des groupes influents[2] dans le sud-libyen.

Ainsi, la force française Barkhane vise à endiguer la menace dans l’ensemble de la BSS, telle une « Ligne Maginot »[3], pour reprendre les termes de Jean-Dominique Merchet. Son rôle est d’assister les pays membres du « G5 Sahel » (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) dans la maîtrise de leur souveraineté et ce, dans un espace désertique hostile par définition. En parallèle, l’implantation de la base avancée de Madama dans le nord du Niger, à la frontière avec la Libye, montre bien que l’un des objectifs de Barkhane est de contenir un potentiel débordement des risques et des menaces venus de Libye, dans la BSS. Pour autant, vulnérable et facilement contournable à l’Ouest comme à l’Est[4], cette Ligne Maginot tente difficilement de maîtriser les flux dans la zone de la passe Salvador-Toumno-Madama, repoussant les GAT dans la région du Fezzan libyen.

Ainsi, de Madama à Syrte, c’est bien un vide sécuritaire qui s’est imposé, profitant de la fragilité de l’État libyen et des pays de la BSS. Dans ce contexte, si la constitution d’un gouvernement libyen est plus que jamais urgente, d’aucuns estiment qu’une opération militaire internationale en Libye s’avère inévitable. Dans le Grand jeu de la géopolitique internationale et face à une diagonale du vide qui menace ses éléments au Nord, quel rôle la France doit-elle jouer ? Cette question est d’autant plus cruciale que la menace caractérisée fait désormais face à l’Europe et n’a jamais été aussi proche et exacerbée. S’il apparaît évident que la reconstruction de la Libye est une priorité, l’urgence de la situation face à une région globalement gangrenée implique de poser cette question qui fait aujourd’hui la « une » des journaux : faut-il intervenir en Libye ?

La géopolitique post-Kadhafi ou l’incapacité à reconstruire la Libye au lendemain de la dictature

Le 15 février 2011, lorsque la vague de contestation des printemps arabes gagne la Libye, « l’acharnement du leader Kadhafi à rester au pouvoir [transforme] le mouvement en un conflit armé »[5], provoquant la mort de milliers de personnes et poussant à l’exode des centaines de milliers d’autres. L’insurrection se répand jusqu’à Benghazi en Cyrénaïque, qui devient le fief d’une opposition libyenne farouche et absolument hétéroclite, au sein de laquelle progressistes, laïcs et islamistes partagent la volonté commune d’éradiquer Kadhafi et son régime. Pourtant, la contestation ne permet pas, dans un premier temps, de mener le dictateur vers la porte de sortie. Au contraire, celui-ci s’accroche plus que jamais à son pouvoir, déversant sa haine contre les puissances occidentales qu’il accuse d’avoir fomenté les séditions et instrumentalisé les revendications populaires pour mieux déchoir le dictateur. Les provocations glaçantes lancées par Kadhafi quant au sort réservé aux insurgés de Benghazi sont le témoin du climat d’horreur qui règne alors dans l’État libyen qui implose. Cette destruction de l’intérieur est accélérée par le délitement rapide des alliances – tribales, locales, religieuses – nouées soigneusement par le Colonel autour de son régime alors que celui-ci voit son autorité totalement décriée. L’ensemble de ces facteurs précipite la réaction de la Communauté internationale qui voit en la ville de Benghazi le noyau central de l’insurrection populaire : « Si Benghazi tombe, c’en est fini de la Libye »[6].

En mars 2011, le Conseil de sécurité des Nations unies autorise, au titre du chapitre VII de la Charte, le recours à la force militaire afin de protéger les populations libyennes. Il s’agit pour l’heure de mettre en place une zone d’exclusion aérienne, avec l’appui des membres de la Ligue arabe, en particulier du Qatar qui a su « s’imposer comme un acteur incontournable sur la scène régionale et internationale »[7] grâce à son implication, tant diplomatique que militaire et sans doute économique. Ainsi, les manifestations se transforment rapidement en une révolte armée opposant les troupes de Kadhafi aux différentes factions libyennes qui vont jusqu’à assumer le contrôle de certaines parcelles de territoires. Le morcellement de « l’État des masses » est alors inévitable et permet d’ailleurs la montée en puissance de certains groupes islamistes, autrefois persécutés par le régime. Face à cette situation, le passage à l’offensive de la coalition internationale menée par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni[8], se traduit par un bombardement systématique des positions tenues par les forces de Kadhafi. Les commandes des opérations de la coalition sont transférées à l’OTAN[9] le 27 mars 2011 afin d’assurer la protection effective et durable des populations libyennes.

En parallèle, sur le plan purement interne, le Conseil national de transition (CNT) est reconnu par la France comme seul représentant de la Libye. Il est censé organiser la coordination des différentes régions du pays, bientôt contrôlées par des notables insurgés locaux ou tribaux, et mener les combats contre les derniers bastions de résistance de l’armée de Kadhafi. Quand ce dernier est capturé puis tué près de Syrte, le 20 octobre 2011, la proclamation de la « libération » par Moustafa Abdel Jalil, ancien ministre de la Justice du dictateur, ne parvient pas à dissimuler l’état chaotique de la Libye. Tandis que la charia est suggérée comme nouveau fondement de la législation libyenne, la disparition de tout pouvoir central semble être le catalyseur d’une instabilité grandissante que les autorités post-Kadhafi ne parviennent pas à maîtriser face aux milices armées. Ce paysage dramatique est confirmé par la division du pays qui n’a plus rien d’un État souverain sur son propre territoire. Effectivement, en juin 2014, au lendemain des élections législatives, la Libye est scindée en deux entités politiques qui s’estiment légitimes pour gouverner : d’une part, le gouvernement élu de Tobrouk est reconnu par la communauté internationale, tandis que de l’autre côté, la coalition islamiste « Aube de la Libye » (Fajr Libya) à Tripoli[10] s’est emparée de la ville et a reformé un Congrès général national.

À ce tableau déjà très confus, nous en parlions en introduction, s’ajoute « l’implantation de Daech qui se situe essentiellement dans l’Est du pays, dans la région de Derna, et qui tente aujourd’hui de trouver des couloirs économiques vers Syrte et Benghazi, là où se situent d’importants champs pétrolifères »[11]. Plusieurs facteurs ont ainsi permis l’installation de l’« émirat occidental » de Daech en Libye, comme le démontre Mireille Duteil dans un article du Point. En effet, en premier lieu, conséquence de l’absence de transition et des divisions internes, l’inexistence d’une autorité étatique permet aux islamistes de s’emparer des points voulus sans rencontrer de résistance[12]. Par ailleurs, l’intérêt que représente la Libye en termes de ressources pour les djihadistes d’Abou Bakr al-Baghdadi est énorme. Le pays dispose de sous-sols riches en pétrole, une denrée indispensable aux réserves de Daech qui ont été mises à mal par les bombardements répétés de la coalition en Irak et en Syrie. Il s’agit donc de reconstituer les stocks et pour ce faire, le terrain libyen dispose d’atouts non négligeables. Enfin, et c’est sans doute un paramètre absolument crucial à prendre en compte, la Libye est une étape stratégique avant l’expansion de l’EI vers l’Afrique de l’Ouest où la jonction avec Boko Haram, « groupe de fanatiques nigérians qui lui a fait allégeance et [qui] sème la terreur au Nigeria, dans la région du lac Tchad, au sud du Niger et au nord du Cameroun »[13] pourrait être faite. Il apparaît donc crucial de considérer cette crise, non pas seulement sur le plan strictement interne, mais dans une logique nécessairement globale. Il est en effet clair que les connexions entre les différents milieux et les répercussions des crises ne se limitent pas aux frontières poreuses et fragiles des États de la région sahélo-saharienne.

Une région globalement gangrenée

Ainsi, la fragilité libyenne interne n’est pas sans répercussion sur le reste de la région. En effet, au Sud de la Libye, la BSS est déjà le théâtre d’une confusion totale qui est le témoin de la détérioration de la situation sécuritaire. L’accumulation des crises et des défis dans cet espace a été favorisée par l’implosion des frontières libyennes concomitante à la chute de Kadhafi et par la dissémination du crime organisé dans un vaste espace désertique sur lequel les États n’ont que peu ou pas de mainmise. Aussi l’implosion de la Libye a eu des conséquences négatives sur les pays voisins déjà très fragiles et est très vite apparue comme une « source de menaces pour tout le Sahel »[14]. Au Mali en particulier, la chute de l’État libyen a provoqué le retour des Touaregs dans le nord du pays, armés par les stocks abandonnés des troupes de Kadhafi. Profitant de l’instabilité interne, divers groupes se sont imposés et ont entamé une progression vers Bamako en vue de faire tomber l’État. C’est pourquoi, face à l’urgence de la situation, l’opération Serval a été déclenchée en janvier 2013 afin d’endiguer la menace. Dans le même temps, le sud-ouest libyen devenait une « terre de non-droit »[15], où, à l’abri des combats, perdu au beau milieu du désert, les combattants, trafiquants et autres milices pouvaient et peuvent encore s’armer.

Ainsi, du Nord au Sud, la Libye est gangrenée par des foyers de tensions qui trouvent un écho dans l’ensemble de la BSS. Ce constat implique une coordination des actions de sécurisation entre les pays du « G5 Sahel », en collaboration étroite avec la France via l’opération Barkhane. Dans ce contexte, l’intérêt porté aux capacités militaires et de police locales est essentiel puisque ce sont elles qui sont à même de gagner « le cœur et les esprits des populations », pour reprendre la célèbre formule du général américain Petraeus. Plus que jamais, la problématique sud-libyenne interpelle les responsables politiques et militaires[16] français qui adaptent le dispositif en fonction de la menace sur le terrain. Le ministre de la Défense français, Jean-Yves Le Drian tire d’ailleurs la sonnette d’alarme depuis de longs mois quant à l’évolution de la situation au Sahel. À cet égard, la très grande rivalité qui oppose Daech à Al-Qaïda, via sa « filiale » AQMI dans la BSS, laisse présager le pire avec un réel « risque de surenchère dans la violence et les attentats »[17], source inévitable de médiatisation.

La construction de la base avancée de Madama dans le Nord du Niger est ainsi révélatrice de l’enjeu que constitue le contrôle de la zone pour l’armée française en Afrique sahélo-saharienne. Depuis longtemps maintenant, les responsables militaires ne font pas de mystère de la nécessité de planifier une intervention – même si celle-ci ne doit jamais avoir lieu -. L’espace libyen est un paramètre absolument aggravant pour l’ensemble de la BSS, avec des zones interconnectées et des frontières non palpables qui sont dans l’incapacité de prévenir tout débordement. Plus généralement, la situation est d’autant plus complexe que, comme nous l’ont montré les tragiques attentats de Bamako (Mali, 20 novembre 2015) et de Ouagadougou (Burkina Faso, 15 janvier 2016), les éléments français, en coopération avec les pays du G5 ne suffisent pas, sinon ne permettent pas de faire taire définitivement les groupes djihadistes. Les positions des alliés sont mêmes (facilement) contournées. En parallèle, la croissance de la radicalisation des populations dans la région n’est pas sans représenter de nouveaux risques, avec l’émergence potentielle de foyers de tensions voire de cellules djihadistes au cœur des espaces considérés comme contrôlés actuellement. Cette détérioration de la situation rappelle avec fracas que les défis sécuritaires ne sont qu’une partie des urgences auxquelles les pays de la région doivent faire face, au premier rang desquelles, l’éducation et le développement.

Tout l’enjeu réside donc dans la capacité à reprendre le contrôle des territoires pour les États souverains, tout en permettant l’accès à l’éducation et en donnant les bons signaux aux bailleurs de fonds censés investir dans le développement des pays touchés. Toutefois, la situation demeure fragile. C’est à tout le moins ce qu’il est permis de penser lorsque l’on observe la persistance du vide sécuritaire que la France ne saurait colmater seule. L’inquiétude est d’autant plus légitime que la menace que représente Daech est un risque supplémentaire dans une zone déjà fragile et crisogène. En d’autres termes, cette région qui cumule risques et menaces doit interpeller la communauté internationale toute entière. L’urgence de la situation doit en effet être le moteur d’une concertation approfondie entre les États et surtout, d’actions visant à la résolution des crises. Ces dernières, des conflits armés transnationaux, sont à l’origine des déplacements forcés de milliers de personnes, tant au Moyen-Orient qu’en Afrique. Ces mouvements migratoires, on le voit aujourd’hui, ont forcément des répercussions sur les pays européens, notamment, qui ne peuvent rester dans l’indifférence face à la multiplication des tragédies. Mais faut-il pour autant, comme en Syrie et en Irak, agir à la source du mal ?

Une intervention en Libye sera-t-elle inévitable ?

En définitive, la question d’une intervention militaire en Libye se pose de facto au vu de l’actualité, en particulier au regard des avancées spectaculaires de l’EI dans la région de Syrte. Il y a une réelle crainte de voir la Libye, déjà exsangue et en difficulté sur le plan intérieur et ce, malgré l’annonce de la création d’un Gouvernement d’union nationale le 19 janvier dernier, se transformer en une copie pâle de la Syrie. Il s’agit là d’une situation qui impose à la communauté internationale de réagir d’urgence et d’envisager toutes les options possibles pour gérer les multiples crises, dans un premier temps, puis parvenir à des résolutions négociées avec les différents acteurs. Aussi, loin de réitérer les erreurs commises par le passé, à l’instar de l’intervention en Libye largement critiquée par certains dirigeants africains au premier rang desquels le président tchadien Idriss Itno Déby et actuel président de l’Union africaine (UA), un changement de paradigme semble s’imposer. Effectivement, face aux plaies béantes ouvertes lors des différentes interventions militaires sur le territoire libyen et la difficulté de parvenir à une coordination entre les États du Sahel concernés par les menaces sécuritaires, il s’avère indispensable de repenser le modus operandi. D’autant qu’en Libye, la disparition de l’emprise exercée par le pouvoir central a favorisé, comme nous l’avons dit, le rapprochement de l’EI avec certaines factions locales ou milices avec lesquelles il faudra négocier à l’issue de la crise…

Ainsi, quels peuvent être les perspectives et les éléments de réponse face à une situation qui semble chaotique en tout point ? Tout d’abord, favoriser le rééquilibrage entre acteurs locaux et tribaux en Libye s’avère une nécessité face à l’irruption d’acteurs de second plan, devenus par voie de conséquence et artificiellement les maîtres du jeu, à l’instar du CNT. Ces négociations avec les acteurs locaux mériteraient d’être entamées ou poursuivies dans l’ensemble du Sahel, tant on sait que certaines tribus n’ont que faire des frontières qui ont circonscrit leurs marges de manœuvre au lendemain des indépendances. Renouer le dialogue avec ces acteurs, souvent nomades, ou détachés de toute forme de pouvoir central, apparaît donc comme un « travail de fond » si l’on peut dire, qui doit permettre la réconciliation.

Or, dans l’immédiat, il est évident que la priorité est de bloquer la progression de Daech, un leitmotiv qui ne doit pas pour autant se départir d’une vision à long terme. C’est cette urgence vitale qui doit cristalliser l’intérêt de la communauté internationale autour d’une gestion puis d’une résolution de crise inscrite sur le long terme. À cela s’ajoute une prise en compte de la vision régionale globale qui est au cœur des crises que rencontre aujourd’hui la BSS, en partie conséquence du vide sécuritaire qui s’est établi en Libye, entre Syrte et la base avancée de Madama au Niger. Cette attention toute particulière à la logique globale et globalisée de l’espace sahélien, connecté aux rives méditerranéennes et au Moyen-Orient, est un paramètre crucial pour comprendre les interconnexions et donc la dissémination des crises et leurs conséquences. En outre, cette prise en compte de la dimension globale de la crise libyenne qui se prolonge dans la BSS, doit empêcher toute tentative de connexion entre les GAT de la BSS et l’EI – même si certains se combattent potentiellement entre eux –. L’EI est en effet à la recherche d’alliances dans la zone sahélo-saharienne, ce qui lui permettrait d’imposer son mode de vie par-delà son califat à cheval sur la Syrie et l’Irak. Pour autant, il est permis d’espérer que nos dirigeants politiques et autres décideurs ne feront pas le choix d’une Realpolitik cynique qui consisterait en une stratégie du moindre mal, autrement dit, une alliance avec ceux combattus autrefois, à l’image d’al-Qaïda.

Par ailleurs, faire en sorte que la Libye ne devienne pas un nouveau sanctuaire de Daech[18] implique aussi et sans doute de revoir le jeu des alliances dans cette région et l’influence que peuvent avoir certains acteurs comme le Qatar ou la Turquie… Les investissements de ces pays dans la région sahélo-saharienne, notamment, pour la construction de mosquées et la formation des imams, peuvent suggérer, non sans prudence, qu’il y a là une potentielle atteinte à la souveraineté des pays de la BSS et une influence religieuse implicite. Encore faudrait-il déterminer le rapport entre la croissance de la radicalisation dans la région et le rôle joué par des acteurs totalement extérieurs pour dissiper ces spéculations.

Pour l’heure, et en définitive, une intervention militaire en Libye apparaît de plus en plus inévitable. La progression de Daech dans le pays et la résistance des GAT dans la BSS traduisent une urgence que la communauté internationale ne saurait ignorer ou du moins négliger. Cette question est d’autant plus cruciale que l’attentisme international peut avoir et a déjà des conséquences tragiques sur la situation sécuritaire mondiale, en général. Le vide sécuritaire de Syrte à Madama, s’il se prolonge partiellement jusqu’au nord-Mali, ne doit pas se généraliser sous peine de perdre tout contrôle dans une région déjà en mal de sécurité.

Hélène ROLET
74ème session Aix-en-Provence – 2012
Membre du Comité Afrique de l’ANAJ-IHEDN

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[1] « Libye : gouvernement d’union nationale hétéroclite et fragile ». RFI Afrique [En ligne]. 2016, 20 janvier [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.rfi.fr/afrique/20160120-libye-afrique-gouvernement-union-nationale-fragile
[2] « Libye : les ambitions de Daech ». TTU [En ligne]. 2015, 8 décembre [Consulté le 7 février 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.ttu.fr/libye-les-ambitions-de-daech/
[3] MERCHET, Jean-Dominique. « Barkhane contournée ? L’africaniste Bernard Lugan nous répond ». Secret Défense [En ligne]. 2016, 21 janvier [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/barkhane-contournee-l-africaniste-bernard-lugan-nous-repond-95172
[4] LUGAN, Bernard. « Libye : comment empêcher la victoire de l’État islamique ? ». Blog officiel de Bernard Lugan [En ligne]. 2016, 9 janvier [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.bernardlugan.blogspot.fr/2016/01/libye-comment-empecher-la-victoire-de.html
[5] LAFON, Cathy. « Libye : du printemps arabe à la mort de Kadhafi ». Sud-Ouest [En ligne]. 2011, 20 octobre [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.sudouest.fr/2011/10/20/libye-du-printemps-arabe-a-la-mort-de-kadhafi-532077-3.php
[6] Kadhafi mort ou vif : la guerre de l’OTAN contre la Libye, reportage produit par Illégitime Défense et les Films du Cabestan, avec la participation de France Télévisions, diffusé sur TV5 Monde, 2012.
[7] SALLON, Hélène. « Le Qatar tire son épingle du jeu libyen ». Le Monde [En ligne]. 2011, 2 septembre [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/09/02/le-qatar-tire-son-epingle-du-jeu-libyen_1564056_3218.html
[8] Respectivement opération Odyssey Down pour les États-Unis, Harmattan pour la France et Ellamy pour le Royaume-Uni.
[9] Opération Unified Protector.
[10] « La Libye serait-elle la prochaine opération extérieure de la France ? ». Defens’Aero [En ligne]. 2015, 12 décembre [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.defens-aero.com/2015/12/libye-serait-elle-prochaine-operation-exterieure-france.html
[11] ABDERRAHIM, Kader. « Libye : quels sont les enjeux de l’accord sur la formation d’un gouvernement d’union ? ». IRIS France [En ligne]. 2015, 16 décembre [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.iris-france.org/68403-accord-sur-la-libye-quels-enjeux/
[12] DUTEIL, Mireille. « Faut-il intervenir en Libye ? ». Le Point [En ligne]. 2016, 5 février [Consulté le 7 février 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/mireille-duteil/faut-il-intervenir-en-libye-05-02-2016-2015706_239.php
[13] Ibid.
[14] LEYMARIE, Philippe. « L’hydre libyenne, hantise du Sahel ». Défense en ligne [En ligne]. 2014, 19 décembre [Consulté le 7 février 2016]. Disponible à l’adresse : http://blog.mondediplo.net/2014-12-19-L-hydre-libyenne-hantise-du-Sahel
[15] Ibid.
[16] GUIBERT, Nathalie. « Aller en Libye, une « question d’efficacité », selon un général français ». Le Monde [En ligne]. 2015, 2 juillet [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2015/07/02/au-sud-libye-tout-est-a-faire-contre-le-terrorisme-estime-un-general-francais_4668130_3212.html
[17] DUTEIL, Mireille, op. cit.
[18] AUZON (d’), Olivier. « Quand la Libye est en passe de devenir le nouveau sanctuaire de Daech ». Huffington Post [En ligne]. 2015, 7 décembre [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.huffingtonpost.fr/olivier-d-auzon/quand-la-libye-est-en-passe-de-devenir-le-nouveau-daech_b_8728406.html

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