Des actions clandestines aux opérations de communication : la CIA un exemple à suivre ?


Des actions clandestines aux opérations de communication : la CIA un exemple à suivre ?

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La Central Intelligence Agency est peut-être un service de renseignement connu pour ses opérations clandestines (surtout pour les ratés, spécificité du métier oblige…) mais elle se distingue également par sa capacité à faire le buzz. Pour preuve, le lancement de son compte Twitter le 6 juin 2014 par un premier tweet sur le ton de l’autodérision : « We can neither confirm nor deny that this is our first tweet »[1] La célèbre agence américaine a fait une entrée fracassante avec plus de 575 000 followers en à peine 48h !

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 Acte isolé d’un stagiaire ou réelle stratégie de communication ?

Attitude totalement paradoxale pour une agence de renseignement dont l’essence même est la clandestinité ? Un éclairage sur le contexte est nécessaire pour expliquer ces actions.

Depuis de nombreuses années la CIA conseille et « accompagne » les productions hollywoodiennes abordant les problématiques d’espionnage : Argo (2012), Zero Dark Thirty (2012), Détention secrète (2008), Raisons d’Etat (2006), La recrue (2006), Spy game (2002), etc.[2] Il en est de même pour certaines séries TV américaines très populaires aux Etats-Unis mais également outre-Atlantique qui bénéficient de l’expérience d’anciens membres des services américains pour conseiller les réalisateurs. Là où certains parlent benoitement de complot, il faut y voir une stratégie d’influence pragmatique plutôt efficace qui permet de promouvoir le savoir-faire des services américains auprès d’un public de néophytes. Film après film, épisode après épisode, le storrytelling s’imprime auprès du public.

 Alors qu’elle est certainement l’un des services de renseignement les plus fermés du monde, l’Agence est pourtant celle qui ouvre le plus ses archives. Au-delà du contexte historico-culturel américain qui permet d’aborder les questions de renseignement sans complexe, la CIA est depuis des dizaines d’années dans une logique d’ouverture sur l’opinion publique. Il est en effet possible à tout citoyen américain ou chercheur de consulter certaines archives déclassifiées[3]. La Freedom of Information Act, loi du 4 juillet 1966 signée par le président Johnson, oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents, à quiconque en fait la demande, quelle que soit sa nationalité, sauf exceptions liées aux intérêts vitaux américains. Etonnamment, on constate que la CIA est l’agence qui déclassifie le plus de documents alors que le FBI est beaucoup plus réticent à le faire.

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que la CIA n’est pas vierge de toute présence sur le web et particulièrement les réseaux sociaux. Avec une page Facebook, un compte Flickr et une chaine Youtube, l’agence est en réalité très proactive en matière de communication 2.0.

Interrogé sur le lancement du compte Twitter, John Brennan, Directeur de la CIA explique que son agence cherche à ce « que des informations non classées «secrètes» concernant l’Agence puissent être à la portée de la population des États-Unis au service de laquelle la CIA se trouve ». Hors de question de livrer des secrets bien entendu, mais bien une stratégie d’influence sur les réseaux sociaux par la diffusion de communiqués, d’offres d’emploi ou la diffusion d’archives revenant sur quelques opérations qui ont fait l’histoire de la CIA.

Pourquoi cette opération « Twitter » ? Ce buzz savamment orchestré surgit dans un contexte où le renseignement américain, NSA et CIA en premières lignes, connait une grave crise pour son image. Absence d’armes de destruction massive en Irak, programme d’enlèvements, torture, révélations d’Edward Snowden, espionnage massif des alliés occidentaux et surveillance des ordinateurs de certains sénateurs américains sont venus mettre à mal la réputation de la plus célèbre agence du monde. Cette initiative s’inscrit dans une logique de reconquête de l’opinion en recréant un lien direct avec les citoyens américains. Il faut juste espérer pour elle qu’Edward Snowden n’ait pas accès aux mots de passe de ses réseaux sociaux.

La CIA est une « marque » qui prend soin de maitriser son image et sa communication. Au-delà d’une présence de principe, elle l’insère dans une stratégie d’influence et relations publiques réfléchie et s’en donne les moyens. En témoigne son organigramme : avec un Bureau des Affaires publiques (OPA) dont le Directeur est le porte-parole pour toute la CIA. Il rend compte de ses activités au Directeur de l’Agence, est responsable de toutes les activités liées aux affaires publiques, agit comme conseiller spécial devant les médias et le monde politique public. Il supervise au quotidien les activités de communication avec les médias, le grand public et le personnel de la CIA.[5] Ce même bureau compte trois divisions et quatre sous-divisions… Une des missions de l’OPA est d’entretenir des liens solides avec les élus locaux, les services de police et les habitants des communes avoisinant les installations de l’Agence. Mieux encore, on y apprend qu’il existe une Branche des Communications publiques (PCB) chargée de répondre aux questions du public (sans compromettre la sécurité nationale évidemment) par courrier, téléphone ou fax pendant les heures de bureau, du lundi au vendredi, entre 07:00 et 16:00 heures …

Communiquer pour exister : l’ouverture prudente des services secrets français

En France, le renseignement n’a jamais bénéficié, d’une considération à la hauteur de son importance stratégique. En effet, la tradition française en matière de renseignement est extrêmement heurtée et jouit d’une image plutôt négative aussi bien dans le grand public qu’auprès de nos hommes politiques. Sans revenir sur les raisons du manque de culture de renseignement qu’il existe dans notre pays[6], on peut comprendre que nos services soient plutôt réticents à communiquer sur leur métier. Pourtant, nos hommes de l’ombre ont décidé d’ouvrir leurs portes, à défaut de leurs archives.

Depuis une dizaine d’années, les différents directeurs des services français n’hésitent à répondre, avec des éléments de langage pesés, aux questions de journalistes[7]. Preuve en est de cette ouverture, le dernier numéro de l’ENA Hors les murs, le magazine des anciens de l’ENA qui fait un numéro spécial sur le renseignement.[8]

Une autre étape a été franchie en 2006, quand des équipes d’Envoyé Spécial[9] ont pu suivre pour la première fois le quotidien d’hommes et de femmes de la DGSE. Rien de bien croustillant dans ce reportage, mais quoi de plus normal, dans un milieu où le spectaculaire et la performance n’ont pas vocation à être montrés, où l’analyse et la patience priment avant tout.

La DGSE ne se prive pas non plus d’ « aider » certains réalisateurs de films sur le renseignement comme ce fut le cas par exemple pour le film Secret Défense (2008). A ce sujet, l’ANAJ-IHEDN avait organisé, en octobre 2011, un colloque sur les relations entre le cinéma français et le renseignement.[10]

Une petite révolution va se produire en septembre 2010 avec la création du poste de chargé de communication de la DGSE. Au micro d’Europe 1, Nicolas Wuest-Famose déclare alors qu’ « aujourd’hui, notre rôle et l’évolution de la société doivent nous inciter à entrouvrir notre porte, expliquer au citoyen notre mission et notre action. C’est une posture délicate à gérer pour nous, contraire à notre habitude, car la DGSE est un service spécial. »[11]

En effet, les services de renseignement français ont pris conscience, avec plusieurs années de retard, du besoin d’expliquer leur rôle et démontrer leur utilité, indiscutable mais encore trop peu connue, aussi bien auprès de nos citoyens que certains de nos politiques.

Les services de renseignement français doivent-ils suivre la même stratégie que leurs homologues américains ? On voit mal à ce jour « Mortier » recruter des community manager pour animer une page Twitter ou Facebook et pourtant il y aurait sûrement des bénéfices à en tirer ne serait-ce que pour créer un lien avec les citoyens, notamment les jeunes générations, qui elles, sont abreuvées par des références anglo-saxonnes. Nombre de Français connaissent davantage la signification du sigle de la CIA que celui de la DGSE …

L’ouverture des services secrets français est indéniable et mérite d’être saluée. Cependant, entre la prudence et l’hyper-communication, il y a une « fenêtre de tir » qu’il serait opportun d’utiliser avec sagacité et pragmatisme. Alors que la DGSE et la DGSI ne disposent pas à ce jour que de sites internet dignes de ce nom, ce ne serait pas un luxe de bénéficier de plateformes plus interactives permettant à tous de découvrir nos services, comme c’est déjà pour les Britanniques, les Indiens, les Polonais ou même les Jordaniens.

Dans un climat de remise en question de certaines institutions, il est indispensable que nos agences de renseignement tissent des liens de confiance en mettant en œuvre une véritable politique de communication externe, dans les limites imposées par leur fonctionnement. Nos services se doivent d’expliquer leurs missions et leur rôle au sein de la stratégie de sécurité nationale de la France dans un document de synthèse intelligible pour tous.[12] Depuis quelques années, l’on vante les avancées de la création d’une communauté du renseignement (Académie du renseignement, Conseil national du renseignement, etc.) mais cela ne s’est pas traduit par des actions de communication. A l’instar de ce que fait l’Office of the Director of National Intelligence [13], la communauté française du renseignement aurait tout à gagner à s’appuyer sur un support digital pour promouvoir ses avancées et diffuser des informations à destination du grand public.

La communication n’est plus aujourd’hui une option mais une nécessité, même pour un service de renseignement. Comme l’explique le chargé de communication de la DGSE : « Ne pas communiquer aujourd’hui, c’est ne pas exister ».

 

F.M.
Président de l’ANAJ-IHEDN
62ème Séminaire-Jeunes – Marly-le-Roi 2009
president@anaj-ihedn.org

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[1] Nous ne pouvons ni confirmer, ni démentir que ceci est notre premier tweet.- twitter.com/CIA
[2] http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=RIS_055_0019
[3] Freedom of Information Act Electronic Reading Room – http://search.archives.gov/query.html?qt=CIA&submit=GO&col=1arch&col=social&qc=1arch&qc=social
[4] Freedom of Information Act Electronic Reading Room – http://search.archives.gov/query.html?qt=CIA&submit=GO&col=1arch&col=social&qc=1arch&qc=social
[5] https://www.cia.gov/fr/offices-of-cia/public-affairs
[6] BULINGE Franck, Renseignement français : les origines d’une culture négative, Revue Défense nationale, Décembre 2004, P. 65
[7] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/layout/set/print/ouvrages/3303331600350-renseignement-et-services-secrets
[8] « Le renseignement dans tous ses états », Magazine des Anciens de l’ENA, Eté 2014
[9] https://www.youtube.com/watch?v=AQ3MMLFJQuA
[10] http://www.anaj-ihedn.org/25-octobre-2011-renseignement-et-cinema-quelle-place-pour-la-realite/
[11] La DGSE entrouvre sa porte, Europe 1, 16/09/2010 – http://www.europe1.fr/France/EXCLU-La-DGSE-entrouvre-sa-porte-270385/
[12] http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/pour-une-veritable-politique-publique-du-renseignement
[13] http://www.dni.gov/index.php
 

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