Entretien avec Stéphane Lacroix autour de l’Arabie Saoudite

Le comité Moyen-Orient a eu le plaisir de rencontrer Stéphane LACROIX, professeur associé à l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po et chercheur associé au CERI, qui s’est exprimé sur un acteur incontournable des relations internationales et dont les enjeux géostratégiques sont considérables : l’Arabie saoudite.

Politologue, arabisant, ses recherches portent, notamment, sur l’Arabie saoudite, la relation entre Islam et politique au Moyen-Orient, le salafisme, et les mouvements sociaux dans le monde arabe.


Comité Moyen-Orient : Comment décririez-vous la perception qu’a l’Arabie saoudite de sa place, de ses intérêts et des menaces à sa domination régionale ?

Stéphane Lacroix : Aujourd’hui, l’Arabie saoudite voit trois grandes menaces pour sa sécurité.

La première est incarnée par l’Iran. Cette perception remonte à la Révolution iranienne, et il ne s’agit donc pas d’un affrontement pluriséculaire, comme il est parfois dit. Dans les années 1960-1970, le Shah et le roi Fayçal avaient de très bonnes relations, ils étaient dans le même camp pro-américain face à Nasser et aux nationalistes arabes inclus eux, dans le camp soviétique.

L’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran débute donc avec la Révolution iranienne en 1979. Il ne s’agit pas au départ d’un affrontement sunnites/chiites mais d’une opposition entre islam révolutionnaire et islam conservateur ; avec une révolution qui se veut islamique plutôt que chiite ! On sait bien qu’au départ Khomeini fait tout pour « euphémiser » la dimension chiite de la révolution, et exporter un modèle révolutionnaire de « libération islamique », tout autant à destination du monde sunnite que chiite. La réaction des régimes du monde sunnite est virulente, en particulier de la part des monarchies comme l’Arabie saoudite, qui va d’une certaine manière commencer à activer l’anti-chiisme consubstantiel au wahhabisme pour se protéger de la révolution. Les Saoudiens vont vouloir montrer qu’il ne s’agit pas d’une révolution islamique mais d’une révolution chiite, donc hérétique du point de vue wahhabite. L’Arabie saoudite a, en quelque sorte, activé le potentiel confessionnalisant du wahhabisme contre l’Iran, en renvoyant l’Iran à son chiisme, pour éviter l’exportation du modèle révolutionnaire et une déstabilisation de son propre royaume. Les Saoudiens ont eu très peur des conséquences du message de Khomeini qui ne s’adressait pas qu’aux chiites. L’Arabie saoudite s’inquiétait que l’Iran ne parvienne à inspirer des mouvements au sein de l’islam sunnite, à l’exemple du Jihad islamique palestinien qui s’inspire du modèle révolutionnaire iranien de l’époque.

C’est le début des luttes à mort entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui se confessionnalisent lentement et plus encore à partir de 2003. L’Arabie saoudite met en avant le sunnisme pour contenir le modèle iranien ; en face, l’Iran s’appuie sur les réseaux chiites pour se créer des relais dans la région, comme le Hezbollah et d’autres mouvements. Les Saoudiens ont une définition très large de ce que sont les relais iraniens dans la région : vous avez des relais avérés comme le Hezbollah, avec qui les liens sont très forts (est-ce qu’ils sont organiques ou pas, il y a débat entre les spécialistes), mais ils voient aussi la main iranienne derrière des groupes, avec lesquels les liens sont, au départ en tout cas moins évidents comme les Houthis au Yémen. Pour les Saoudiens, ils font partie d’un même projet expansionniste iranien. Il y a un vrai complexe obsidional de l’Arabie saoudite, qui est persuadée que l’Iran cherche à l’encercler. Le Yémen était donc un enjeu crucial pour les Saoudiens puisqu’un relais iranien au Yémen complèterait l’encerclement en s’ajoutant à une présence iranienne au nord en Irak et une influence accrue au Bahreïn à l’est.

La deuxième menace perçue par les Saoudiens est celle de l’islam politique, des « islamistes ». Il y a un problème de confusion dans les termes : « wahhabites » et « islamistes ». Le modèle saoudien est fondé sur une séparation relative entre deux sphères : la sphère religieuse et la sphère politique, les oulémas wahhabites et les princes qui fonctionnent en bonne intelligence sur le principe du partage des tâches. Les religieux se cantonnent à la religion et définissent la norme ; les princes font de la politique et appliquent la norme, tout en ayant en réalité une marge de manœuvre considérable en particulier sur la politique étrangère.

La politique étrangère est vraiment de la realpolitik pure dès le début du XXème siècle, marquée par des alliances avec les Britanniques, puis les Américains. Il ne s’agit donc pas du tout d’une politique étrangère idéologique. On a ainsi, d’un côté, un islam très conservateur appliqué dans la société, et de l’autre côté, un pouvoir politique qui s’engage à l’appliquer tout en obtenant la reconnaissance de son autonomie.

C’est un modèle différent de celui des islamistes type Frères musulmans, qui eux considèrent qu’une séparation aussi poussée n’a pas lieu d’être, et que tout doit être mis sous la seule coupe de la Sharia. Une critique particulière des islamistes à l’égard de l’Arabie saoudite concerne donc l’alliance avec les Etats-Unis, particulièrement au sujet de la présence des bases américaines en Arabie saoudite. Les islamistes vont souvent citer le hadith du Prophète sur son lit de mort, dans lequel il aurait demandé d’ « expulser les non-musulmans de la péninsule arabique ». Ils ajoutent à cela une lecture géopolitique de la situation : les Etats-Unis étant engagés militairement dans des pays musulmans, l’Arabie saoudite contribue à une guerre contre les musulmans en s’alliant avec les Etats-Unis.

On est dans un débat entre l’intérêt du régime tel que compris par les princes saoudiens, et les islamistes qui prétendent avoir une lecture globale des intérêts de l’islam et de ce que la Sharia dit pour préserver cet intérêt. Par ailleurs, les islamistes sont plutôt républicains et antimonarchistes, alors que la monarchie est la structure politique dans laquelle s’est coulé le partage des sphères en Arabie saoudite.

Du temps de Nasser et du nationalisme arabe, les wahhabites et les islamistes ont ce même ennemi commun, ce qui explique que pendant plusieurs décennies l’Arabie saoudite accueille des islamistes sur son territoire. Après 1979, l’Arabie saoudite essaie même d’utiliser les islamistes sunnites pour faire pièce au discours iranien. Il existe donc une sorte d’alliance objective, qui va commencer à éclater en 1990 avec la seconde guerre du Golfe, pendant laquelle la plupart des islamistes s’opposent à la présence militaire américaine, pourtant demandée par le roi Fahd. Alors que l’Arabie saoudite se sent désavouée et trahie par les islamistes, en parallèle, grandit en son sein un mouvement islamiste qui conteste la présence américaine : la Sahwa.

Les Saoudiens comprennent ainsi que le modèle des islamistes est une menace à terme pour leur propre modèle et durcissent leur discours face à ces derniers, allant jusqu’à expulser certaines figures islamistes du royaume. S’ils continuent à faire preuve de pragmatisme en entretenant des relations au cas par cas avec les différents mouvements, ils se montrent désormais beaucoup plus prudents. Ils ont in fine plus peur des Frères musulmans, qui ont une assise populaire et sont de vrais challengers politiques, que des djihadistes, vus au départ comme des groupuscules incapables d’incarner une réelle alternative. Mais depuis 2014, avec la montée en puissance de Daesh, cette menace est désormais elle aussi prise très au sérieux.

La troisième menace est celle du changement politique, incarnée par la contestation des printemps arabes. Les Saoudiens sont de grands partisans du statu quo régional, et avaient de bonnes relations avec Moubarak, Ben Ali etc…

La politique étrangère saoudienne s’articule donc autour de l’importance relative accordée à chacune des ces trois menaces, en fonction du théâtre en question. En Syrie, la première menace perçue est celle de l’Iran, ce qui amène l’Arabie saoudite à collaborer – par moments au moins – avec des groupes sunnites islamistes. A partir de 2013, on observe toutefois une volonté grandissante de la part de l’Arabie saoudite de réduire l’influence des groupes islamistes, correspondant à un changement dans la hiérarchisation des menaces. En Egypte, de la même manière, la volonté manifeste est d’éviter un changement politique trop « marqué » en 2011 et 2012 – cela se traduit par le soutien à l’armée et aux acteurs de l’ancien régime. L’élection du Frère Mohamed Morsi ajoute au sentiment de menace, aggravé par le fait qu’il tente un rapprochement diplomatique avec l’Iran. L’Arabie va donc agir en sous-main pour permettre son renversement en juillet 2013.

Enfin, le Yémen illustre d’une certaine manière l’application successive des trois grilles d’analyse saoudiennes : l’Arabie saoudite cherche d’abord à contrôler l’ampleur du changement et propose une médiation afin de contenir le mouvement, ce qui aboutit à la proposition de remplacement du président Saleh par son vice-président al-Hadi, en gardant en place l’essentiel des structures du régime. Pendant le « processus transitoire » qui mène à un gouvernement dominé par les islamistes d’al-Islah, l’Arabie saoudite change de priorité et passe à celle de la rivalité avec les islamistes. Elle laisse donc se faire un rapprochement entre le président Saleh en exil, et le mouvement des Houthis, pas mécontente de les voir déstabiliser le « gouvernement des Frères musulmans » (al-Islah). En 2015, voyant que les Houthis et les partisans de Saleh ont pris Sanaa et marchent sur Aden, l’Arabie saoudite (désormais gouvernée par le roi Salman, moins hostile aux islamistes) active son logiciel anti-iranien, se rapprochant désormais d’al-Islah pour contrer à tout prix « les alliés de Téhéran ».

La politique de l’Arabie Saoudite au Yémen est de fait assez erratique, surtout si l’on compare avec la Syrie, où Riyad est resté relativement cohérent en accordant depuis le début (et à quelques exceptions près) l’essentiel de son soutien à l’Armée syrienne libre (ASL) et ses diverses composantes.

CMO : Pourriez-vous établir une typologie des groupes soutenus directement ou indirectement par l’Arabie Saoudite ?

SL : Il existe en Arabie saoudite trois pôles qui agissent selon des logiques différentes.

En vertu de la bicéphalie du pouvoir saoudien, la tête politique suit sa propre logique « profane » et soutient des acteurs essentiellement au nom de la realpolitik. Dans le cas syrien, cela peut amener à un soutien au cas par cas à des groupes islamistes mais la règle est plutôt de l’éviter car Riyad les perçoit in fine comme un danger politique. Concrètement cela se traduit par le soutien à l’ASL parce qu’elle est à la fois anti-Bachar al-Assad, non-islamiste et anti-Daesh aujourd’hui. Certes, il est arrivé, notamment en 2012, que les Saoudiens se rapprochent de certains groupes islamistes, mais aucun partenariat fort ne s’est établi.

La tête religieuse du régime soutient des groupes salafistes quiétistes en phase avec le wahhabisme officiel saoudien. Un exemple où ces groupes participent activement au conflit est celui de la Libye, où il existe des brigades salafistes quiétistes, qui se battent aux côtés du général Haftar. Le soutien du clergé saoudien à ces groupes concerne néanmoins plus l’activité de prédication que de combat.

Il existe une troisième catégorie d’acteurs saoudiens principalement issus du mouvement islamiste de la Sahwa, qui jouent de la fragmentation du système saoudien pour se positionner entre les deux autres pôles. Ils ont une large base populaire et peuvent lever des fonds grâce aux liens qu’ils entretiennent avec des hommes d’affaires, se positionnant ainsi comme des relais financiers. Ils soutiennent des groupes salafistes politiques comme Ahrar al-Sham, Jaïsh al-Islam mais aussi (quoique jamais officiellement) Jabhat al-Nusra. Ils ne semblent pas en revanche appuyer Daesh, que la plupart des oulémas de la Sahwa ont explicitement condamné.

L’Arabie saoudite n’est pas un Etat policier « vertical » comme c’est souvent le cas dans la région, mais plutôt un agrégat de forces parfois relativement autonomes qui s’articulent les unes aux autres. Le pouvoir essaie de plus en plus de contrôler les flux de financement, en particulier lorsqu’ils sont destinés à des groupes djihadistes, mais ce contrôle n’est pas toujours très effectif concernant la Syrie.

CMO : Beaucoup d’annonces ont été faites ces deux dernières années par le CCG (Conseil de coopération du Golfe) sur des projets de création de force commune ou d’un centre de commandement aérien intégré. Le dernier exemple est la grande coalition contre le terrorisme que l’Arabie Saoudite veut lancer. Quel crédit donner à ces projets ? Ne sont-ils que des outils d’affichage politique sur les questions de sécurité ?

SL : C’est beaucoup de l’affichage politique. Je pense que l’Arabie saoudite aimerait que ces projets aboutissent, mais elle ne dispose pas aujourd’hui du soft power pour les rendre possible. La « coalition contre le terrorisme » prend d’ailleurs le soin… de ne pas définir le terrorisme, ce qui évite de diviser ses soutiens potentiels. Inclut-on l’Iran dedans ? Les Frères musulmans ? Les groupes djihadistes syriens ? Les Saoudiens se sont bien gardés d’entrer dans les détails, car les pays de la coalition risqueraient de s’en désolidariser si tel était le cas. On s’est d’ailleurs aperçu de l’amateurisme de la chose quand au lendemain de l’annonce, le Pakistan et l’Indonésie déclaraient qu’ils n’avaient pas été prévenus au préalable. Cela témoigne d’une certaine absence de préparation et même de l’impulsivité du projet.

Par ailleurs, cet affichage a plusieurs objectifs. Tout d’abord, les Saoudiens veulent être pris au sérieux par la communauté internationale sur la question du terrorisme. Concernant Daesh, je ne doute d’ailleurs pas qu’ils soient sérieux. Après tout, Daesh passe son temps à les menacer, ils ne sont pas suicidaires… et ils sont eux-mêmes frappés par le terrorisme de Daesh avec plusieurs attentats meurtriers en 2015. On peut bien sûr s’interroger sur certains parallèles théologiques entre Daesh et wahhabisme, mais c’est un autre débat – Daesh représente de facto une menace pour le royaume.

Cette mesure vise également à promouvoir l’Arabie saoudite comme puissance régionale, dans une démonstration de soft power qui va bien au delà de ses capacités réelles. Pour s’en convaincre, il suffit de voir qui participe à la guerre au Yémen. C’est un véritable test de fidélité : il y avait dix partenaires au début, mais ceux qui agissent réellement sur le terrain sont bien moins nombreux, au point que la coalition a du faire appel à des mercenaires colombiens pour combler les manques d’effectifs…

Enfin, en direction de l’intérieur, ces annonces visent à faire la promotion du vice-prince héritier, fils du roi et « étoile montante » Mohammed ben Salman, qui est personnellement derrière ces initiatives, et à lui donner la stature d’un chef d’Etat.


CMO : Ces raisons ne sont-elles pas plutôt des justifications données a posteriori aux pays du CCG et aux Occidentaux, afin de sauver ce qui peut l’être ?

SL : Il s’agit donc aussi de construire la stature de Mohammed ben Salman sur le front intérieur. Le fait qu’il donne lui-même la conférence de presse annonçant la « coalition contre le terrorisme » est d’ailleurs porteur de sens. On aurait pu imaginer que pour sa première conférence de presse, il choisisse un autre sujet. Un calcul politique est clairement fait, mais c’est risqué car l’Arabie saoudite n’est pas capable d’aller au-delà des effets d’annonce. Potentiellement, cette communication va parler aux Saoudiens, leur renvoyer l’image du leadership fort qu’ils voudraient avoir et dont Mohammed ben Salman serait l’incarnation. Mais, à l’international, si l’annonce n’est pas suivie d’effets et que les participants de la coalition s’en désolidarisent, l’effet peut être désastreux.

CMO : Sur les dossiers intérieurs, analysez-vous l’actuelle contestation chiite dans la province orientale de l’Arabie Saoudite comme un mouvement qui pourrait s’étendre et représenter un risque pour le pouvoir ?

SL: Ce n’est pas un réel risque pour le régime car, quand bien même cette province concentre d’importantes ressources pétrolières, les chiites (10% de la population) y sont minoritaires. Tout au long du XXème siècle, les sunnites sont venus s’installer dans cette région au point de représenter au minimum 50% de la population locale. Les deux millions de chiites n’ont tout simplement pas les moyens de peser sur les équilibres d’un un pays qui compte 25 millions d’habitants. Les Saoudiens, et c’est un vrai problème, gèrent d’ailleurs la question chiite comme une question sécuritaire, qui se règle par des moyens policiers.

Si les chiites sont généralement mécontents du sort qui leur est fait, la plupart d’entre eux restent dans une position attentiste, et les manifestants représentent surtout une certaine jeunesse idéaliste, représentative de la génération des printemps arabes. Si la majorité des chiites d’Arabie saoudite s’est résignée à la place que lui assigne le système, cette place est loin d’être enviable car l’islam officiel du pays fait d’eux des hérétiques qui ne disposent pas, de fait, des mêmes opportunités que les sunnites. Néanmoins des hommes d’affaires chiites sont aujourd’hui prospères, et a émergé une certaine élite dont les membres ont été cooptés par le régime. Cette élite est également religieuse et économique. L’intégration des chiites est donc relative.

Le discours des chiites pro-régime représente ce que pense la majorité des membres de cette communauté ; à savoir que le régime saoudien est loin d’être idéal pour eux, mais qu’ils ne peuvent imaginer faire sécession du fait de leur faible démographie. Au contraire, ils souhaitent obtenir le plus possible du système en demeurant à l’intérieur de celui-ci. Quant à la minorité jeune et révoltée, qui s’oppose à la compromission de ses aînés avec le pouvoir saoudien, elle manifeste depuis cinq ans et se voit férocement réprimée. Cela dit, ces révoltes restent, in fine, assez localisées. On ne peut pas dire qu’on a atteint un point de rupture.

CMO : Concernant la jeunesse, 70% de la population saoudienne a moins de 30 ans. Dans un contexte de baisse des subventions publiques, où le pouvoir admet qu’il ne pourra plus maintenir l’Etat-providence qui existait jusqu’alors, la jeunesse pourrait-elle poser un vrai danger pour la stabilité du régime ?

SL: Oui, elle le pourrait, et on en voit déjà des manifestations. En Arabie saoudite, la jeunesse, chiite et sunnite, est un peu à l’image de celle des printemps arabes, il n’y aucun exceptionnalisme saoudien en la matière. Il s’agit de jeunes qui sont socialisés de la même manière que les jeunes égyptiens ou tunisiens de 2011, et ont accès à une pluralité de discours. Cette diversification du champ médiatique produit des individus fondamentalement différents de ceux de la génération précédente. Ils ne croient plus en une seule vérité, un seul leader, ou une seule manière de pratiquer l’islam. Quand bien même cette jeunesse est pieuse, elle l’est d’une nouvelle manière, probablement moins suiviste que ses aînés. Nous sommes face à la première génération dans le monde arabe à avoir été nourrie par cette pluralité extrême des discours. Elle est porteuse d’une nouvelle subjectivité.

Les jeunes Saoudiens ont grandi avec le débat, par exemple en regardant les émissions d’Al-Jazeera. Ce média a joué un rôle fondamental dans le monde arabe car il a permis, pour la première fois, de mettre face à face des individus aux opinions radicalement opposées, des pro-régime et des pro-opposition, et de les faire débattre.

Internet prolonge ce mouvement. Sur Twitter en particulier, qui est un peu le canal d’expression privilégié de la jeunesse saoudienne, on compte 10 millions d’utilisateurs, ce qui représente quasiment la moitié des habitants du pays. Chez les jeunes, cette proportion atteint des pourcentages très élevés et des débats relativement libres peuvent avoir lieu. Le pouvoir tente de reprendre la main, et il demeure des lignes rouges à ne pas franchir. Néanmoins, il se montre incapable de le contrôler, tant le fonctionnement et la structure du média ne s’y prêtent pas. En revanche, quand une figure émerge sur Twitter et diffuse des propos particulièrement gênants pour le régime, elle risque d’être inquiétée.

CMO : Peut-on trouver les racines de cette culture du débat dans l’arrivée des Frères musulmans en Arabie Saoudite dans les années 1950 ?

SL: Je dirais que le débat n’était pas la même nature. L’arrivée des Frères musulmans a produit la génération précédente, certes politisée, mais selon des schèmes assez classiques et idéologiques. La génération des printemps arabes est post-idéologique. Cela ne signifie nullement qu’elle est devenue séculière, ce qui serait une lecture occidentale du phénomène. Mais même certains des jeunes qui se réclament du salafisme ne le pensent pas comme les générations précédentes. Certains lisent de la philosophie, même pour la réfuter, et peuvent débattre d’Ibn Taymiyya[*] tout en citant des penseurs issus d’autres traditions de pensée. Cette génération, si elle n’a évidemment pas cessé d’avoir des convictions, est avant tout celle du débat.

Pour conclure sur cette question, il me semble que l’Arabie saoudite va au devant de graves problèmes économiques qui vont causer un phénomène très classique de frustration relative. La génération des arrivants risque donc de se retrouver nettement moins bien lotie que celle qui la précède, créant une frustration chez des jeunes qui ont aujourd’hui, par ailleurs, pris l’habitude de s’exprimer relativement librement. Difficile de savoir comment ce phénomène va se traduire dans la mesure où l’Arabie saoudite n’est pas un pays qui se prête à la protestation de rue. Point de place Tahrir à Riyad. Il y a bien eu des tentatives d’organisation de manifestations dans les années 1990, mais la seule qui ait véritablement marqué les esprits a été motorisée, lorsque des files de voitures ont tourné en klaxonnant autour du gouvernorat de Buraïda en 1994. On peut imaginer que les Saoudiens créent de nouveaux modes de contestation, bien que la culture de la protestation publique, qu’on retrouve en Egypte et ailleurs, reste encore embryonnaire en Arabie saoudite.

S’il est possible qu’à terme quelque chose survienne dans le pays, il reste encore des années de réserves pétrolières, et le pouvoir s’assurera que les Saoudiens ne connaissent pas de chute significative de leur niveau de vie dans la décennie à venir. Par ailleurs, les réserves financières demeurent importantes, et le pouvoir mise sur une remontée du prix du baril, même si ce n’est pas une solution à très long terme.

CMO : Les Emirats arabes unis ont mis en place en 2014 un service militaire dans l’optique de recréer un sentiment national chez les jeunes, et de faire gonfler les effectifs. Le Qatar a prévu d’en faire de même. Peut-on imaginer ce type de solution en Arabie saoudite ?

SL : Il faudrait d’abord créer un véritable sentiment national en Arabie saoudite. Des efforts en ce sens existent depuis les années 1990, mais la mise en avant du référent islamique – transnational – s’y est longtemps opposé. Cela dit, la guerre au Yémen sert, aussi, à cela. L’utilisation politique qui est faite aux Emirats des martyrs tombés à la guerre est à ce titre très révélatrice. Ce genre de phénomène va plutôt dans le sens d’un renforcement de la cohésion nationale, et conforte le pouvoir, tant que les morts ne sont pas trop nombreux. L’Arabie saoudite construit elle aussi son sentiment national, peut-être qu’un service militaire pourrait être une bonne idée dans cette optique, même si ce serait un choc culturel de taille.

Karine MEUNIER, Membre associée de l’ANAJ-IHEDN, Membre du comité Moyen-Orient
Victor-Manuel VALLIN, Séminaire Master II, janvier 2015, Membre du comité Moyen-Orient

[*] Taqî ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (1263-1328) est un des plus illustres penseurs de l’Islam. Son œuvre a eu un impact considérable sur le développement du salafisme. Il est aussi l’un des premiers théologiens islamiques à avoir conceptualisé la pensée takfiriste, dont se revendiquent une majorité des djihadistes contemporains.

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