LES RELATIONS DE L’IRAN AVEC SES VOISINS SEPTENTRIONAUX

Acteur majeur de la scène moyen-orientale, l’Iran déploie également son influence au nord de ses frontières. Malgré le peu d’intérêt médiatique qu’elles suscitent, les relations de Téhéran avec ses voisins septentrionaux occupent une place centrale dans l’histoire du pays et dans son positionnement géopolitique actuel.
 

Par Thomas CIBOULET, membre associé du comité Moyen-Orient et monde arabe.

 

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La chute de l’URSS a entraîné une recomposition du Caucase et du sud de l’Asie centrale. L’Iran s’est attaché depuis à nouer de bonnes relations avec les nouveaux pays indépendants à ses frontières. Ces relations se basent sur des principes qui contredisent la représentation idéologique qu’on se fait de la politique étrangère iranienne (le fameux « arc chiite » notamment). L’Iran est en effet proche de l’Arménie chrétienne, malgré le conflit qui l’oppose à l’Azerbaïdjan chiite. Téhéran entretient par ailleurs de bonnes relations avec le Turkménistan, sans y exporter d’idées révolutionnaires, alors que le pays est dirigé par des élites issues du moule soviétique. C’est enfin le référent perse qui est mis à l’honneur dans les relations avec le Tadjikistan persanophone, à majorité sunnite.
Il faut donc analyser la diplomatie iranienne vis-à-vis de ses voisins septentrionaux sous un angle réaliste. Les deux piliers qui sous-tendent cette diplomatie sont les enjeux sécuritaires posés par les indépendances post-soviétiques et les dynamiques économiques qui s’offrent à l’Iran dans le cadre de son ouverture vers l’est.
 
 

Des enjeux de sécurité

La question azérie

Environ 20 % de la population iranienne est azérie, soit 15 millions de personnes (contre 10 millions d’habitants en Azerbaïdjan). Les rapports de l’Iran avec ce voisin sont historiquement difficiles, Téhéran craignant d’éventuelles volontés sécessionnistes de l’Azerbaïdjan iranien[1]. Durant la révolution constitutionnelle iranienne (1905-1911), cette région a été un centre de la contestation tout en demandant une plus grande autonomie. La création d’un Azerbaïdjan indépendant en 1918 a renforcé ces craintes et les tensions ont culminé durant la crise irano-soviétique de 1945-1946, quand l’URSS qui occupait militairement l’Azerbaïdjan iranien y a créé une petite république autonome.
Après l’indépendance de l’Azerbaïdjan de l’URSS en 1991, les tensions ont demeuré. La rhétorique nationaliste et panturquiste d’Aboulfa Elçibey, élu président d’Azerbaïdjan en 1992, a tendu les relations et amené à une non-intervention de l’Iran dans le conflit du Haut-Karabagh avec l’Arménie. Le passage du pouvoir azerbaïdjanais à Heydar Aliyev (1993-2003) puis à son fils Ilham Aliyev (depuis 2003) n’a pas apaisé la situation. L’Azerbaïdjan accuse alors l’Iran de soutenir l’opposition chiite contre le pouvoir laïc post-soviétique en place. Les émeutes qui ont éclaté à Nardaran, centre du chiisme dans la région de Bakou, en 2002, 2006 et 2015, ont renforcé cette crainte d’une déstabilisation islamiste pilotée par Téhéran. Du côté iranien, les discours de plus en plus nationalistes tenus par Ilham Aliyev inquiètent. Sa volonté affichée de reconquérir les territoires historiques de l’Azerbaïdjan (du Haut-Karabagh jusqu’à Erevan) vise explicitement l’Arménie, mais peuvent être également vu comme une menace sur l’Azerbaïdjan iranien.
 

Le conflit du Haut-Karabagh

Le Haut-Karabagh est une enclave montagneuse située à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Pendant la période soviétique, cette terre historiquement arménienne était intégrée à la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. En 1988, les élites du Haut-Karabagh ont demandé leur rattachement à l’Arménie soviétique. Le débat a conduit à plusieurs pogroms anti-arméniens en Azerbaïdjan et à des transferts de population entre arméniens d’Azerbaïdjan et azéris d’Arménie. Depuis la chute de l’URSS, la République autoproclamée du Haut-Karabagh lutte contre l’Azerbaïdjan pour son indépendance ou son rattachement à l’Arménie avec le soutien de l’armée arménienne. Les hostilités entre les parties ont cessé après la trêve négociée par la Russie en 1994, bien que des violations persistent.
L’Iran a adopté une position neutre dans ce conflit, position qui avantage de facto l’Arménie. Téhéran a toujours reconnu l’intégrité territoriale azerbaïdjanaise et a accueilli de nombreux réfugiés azerbaïdjanais des provinces de Jebrayil, Zengilan et Fuzuli. En revanche, aucune mesure de rétention n’a été menée contre Erevan lorsque des territoires azerbaïdjanais (hors Haut-Karabagh) ont été annexés par l’Arménie, contrairement à Ankara qui a fermé sa frontière. L’Iran est par ailleurs resté très neutre lorsque la minorité persanophone talyche du sud de l’Azerbaïdjan a tenté d’obtenir son indépendance[2] en 1993.
L’Iran entretient aujourd’hui des relations cordiales avec l’Arménie. La mosquée bleue d’Erevan et la mosquée de Shusha (dans le Haut-Karabagh) sont administrées par l’Iran et sont présentées en Arménie comme des mosquées iraniennes afin d’effacer le passé azerbaïdjanais de ces villes. Des institutions iraniennes coopèrent par ailleurs avec les institutions de la République autoproclamée d’Artsakh, nom que les Arméniens donnent au Haut-Karabagh.
 

La mer Caspienne

La mer Caspienne est bordée par le Kazakhstan au nord-est, le Turkménistan au sud-est, l’Iran au sud, l’Azerbaïdjan au sud-ouest et la Russie au nord-ouest. Deux visions s’opposent sur ce que doit être la Caspienne : s’agit-il d’une mer ou d’un lac ? Dans un cas, c’est le droit de la mer qui s’applique sur la gestion des gisements de gaz, via les zones économiques exclusives ; dans l’autre c’est le droit international public qui offre une co-administration, ce qui existait entre l’Iran et l’URSS. La première option favorise le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Azerbaïdjan, la seconde est préférable pour l’Iran et la Russie. En effet, le découpage en lac octroie 20 % des ressources à chaque pays, alors que l’option du découpage en mer ne donne l’accès qu’à 13 % des ressources pour l’Iran[3]. À la suite de l’accord de 1999 pour l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui permettait d’exporter les ressources de la Caspienne via des pays pro-américains sans passer par la Russie, Moscou a changé de stratégie, isolant l’Iran de fait[4]. Notons également que le découpage maritime est source d’autres conflits : les relations entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan sont difficiles car les gisements du champ pétrolier Azérie-Chirag-Güneshli sont contestés entre les deux pays.
Un début de solution a été récemment trouvé : le 12 août 2018, la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan ont signé les accords d’Aktau (Kazakhstan). Ceux-ci accordent un statut inédit à l’espace caspien, défini par les États riverains qui désirent en partager les ressources. La grande victoire pour Moscou et Téhéran est d’avoir maintenu, comme durant la Guerre froide, la Caspienne comme espace privé des États riverains. Ainsi, aucune autre force, notamment militaire, ne peut y circuler ce qui exclue l’OTAN de la zone et limite tout rapprochement des autres États avec l’Occident. Toutefois, la plupart des sources s’accordent à dire que l’Iran aurait la part la plus petite du partage de l’espace caspien, le chiffre de 11% étant parfois avancé[5]. Le Parlement iranien n’a à ce jour toujours pas ratifié l’accord, ce qui montre les réticences du pays à faire des concessions sur son accès à la mer.
 

Les questions sécuritaires avec l’Asie centrale

À la chute de l’URSS, l’Iran a entamé un rapprochement avec les pays d’Asie centrale, en particulier le Turkménistan et le Tadjikistan, tant d’un point de vue sécuritaire qu’économique et culturel. L’Iran a reconnu le Turkménistan dès février 1992. Signe de l’importance accordée aux relations avec ce nouveau voisin, c’est le premier pays d’Asie centrale visité par le président iranien Hachemi Rafsandjani, qui se rend à Achgabad et à Mary en mai 1992[6]. Les divergences de gestion de la religion par les autorités iraniennes (où le clergé a un rôle politique) et turkmènes (où la religion est contrôlée par les élites post-soviétiques sécularisées) ne sont pas un obstacle à la coopération entre les deux États, pas plus que la population turkmène présente de part et d’autre de la frontière.
Dans le même temps, l’Iran s’est impliqué dans le conflit tadjik qui a duré de 1992 à 1997 et a opposé les factions de Khojent (nord du pays) et de Kulyob (sud) aux Gharmis (centre) et aux Pamiris (est), réunis dans la coalition du parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT). L’Iran a soutenu le dialogue engagé dans la deuxième moitié de la guerre entre le gouvernement « légitime » et l’opposition du PRIT avec succès, un accord ayant été trouvé en 1997[7]. Cet accord permit de stabiliser le Tadjikistan et de soutenir le groupe afghan Jamiat-e Islami, dirigé par le commandant Massoud, qui s’opposait aux talibans et qui avait des liens importants avec le PRIT. L’Iran était alors au bord d’un conflit avec les talibans, suite à l’assassinat d’onze diplomates et journalistes iraniens dans la ville afghane de Mazar-e Sharif en 1998, probablement par un groupe pakistanais proche des talibans.
Les relations de l’Iran avec le Tadjikistan demeurent bonnes aujourd’hui. Téhéran promeut une identité persane avec les autorités de Douchanbé, ainsi que celles de Kaboul. Depuis 2010, le chef d’État iranien célèbre le nouvel an persan (Nowruz) avec les dirigeants afghans et tadjiks, afin de renforcer cette idée d’appartenir à une même civilisation[8]. Cependant, on observe à partir de 2015 un changement d’attitude de la part du Tadjikistan qui a entamé un rapprochement ostensible avec l’Arabie saoudite, s’est éloigné de l’Iran[9] et a déclaré illégal le parti PRIT.
La raison de ce changement de stratégie n’est pas claire, mais on peut émettre plusieurs hypothèses. Peut-être y a-t-il eu un conflit d’intérêt entre les deux États. Il pourrait aussi s’agir d’une stratégie pour délégitimer définitivement le PRIT. On peut également penser à une tentative de chantage vis-à-vis des autorités iraniennes, ou encore d’une volonté de diversification des investissements étrangers, alors que la Chine a un poids de plus en plus important au Tadjikistan.
 

Dynamiques économiques nouvelles et reconnexion de l’Iran dans un nouvel espace

La difficile question du gaz

En plus de disposer des quatrièmes ressources mondiales de pétrole, l’Iran possède également les deuxièmes ressources mondiales de gaz. Ses gisements gaziers se situent principalement dans le golfe Persique, mais aussi dans le nord-est du pays, dans la province du Khorassan-e Razavi qui est frontalière avec le Turkménistan. Ce pays, qui possède les quatrièmes réserves de gaz au monde, est connecté au réseau gazier iranien via le pipeline Dauletabad-Sarakhs-Khangiran[10].
Cette connexion emporte des conséquences géopolitiques. Étant donné que ses voisins sont également riches en gaz, le Turkménistan doit trouver des marchés plus éloignés grâce à quatre routes possibles : la Russie, la Chine par l’Asie centrale, l’ouest par la Caspienne et l’Azerbaïdjan, ou l’Iran. L’option iranienne semble pertinente pour le Turkménistan car elle permet de diversifier ses routes d’exportations en évitant la Russie. Toutefois, celle-ci ne peut déboucher sur le marché européen en raison des sanctions américaines. Moscou profite ici des sanctions qui touchent l’Iran pour asseoir son influence sur le gaz turkmène. De son côté, Téhéran se tourne vers l’intégration eurasiatique pour diversifier ses débouchés.

L’Iran à l’heure de l’intégration eurasiatique

Coupé des marchés européen et américain, l’Iran a cherché de longue date des alternatives avec les puissances émergentes russe, chinoise et indienne. Ces trois pays ont des projets économiques : l’Union économique eurasiatique (UEEA, autour de la Russie), le projet de Belt and Road Initiative (BRI, autour de la Chine), et l’International North-South Transport Corridor (autour de l’Inde). L’Iran est un partenaire privilégié dans chacun de ces projets. C’est ainsi que le journaliste et ancien sénateur français Pierre Biarnès décrit l’Iran comme le « véritable pays du milieu »[11], étant donné son importance géographique sur le continent eurasiatique.
Ces différents projets ne conçoivent pas l’Iran comme un centre, mais bien comme une zone de transit. C’est ainsi que, dans ce cadre, les projets russes, indiens ou chinois accélèrent les connexions entre l’Iran et ses voisins septentrionaux d’Asie centrale et du Caucase. Les projets chinois et indiens visent notamment à renforcer les infrastructures reliant les différents États entre eux. Le développement du port de Chabahar en Iran, avec le soutien indien, permet à l’Inde de créer sa route vers l’Asie centrale tout en ouvrant également un accès à la mer pour la région enclavée. De même, la carte de la BRI doit permettre aux pays d’Asie centrale d’avoir une nouvelle route vers la Turquie et le marché européen.
L’Iran cherche à être un acteur de ces évolutions. En signant un accord de libre-échange avec l’UEEA, Téhéran se rapproche du marché russe, mais aussi du marché arménien. Une zone franche à la frontière entre les deux États a d’ailleurs été inaugurée dès 2017[12]. Les projets d’intégration eurasiatique permettent donc de renforcer l’influence économique de l’Iran sur ses voisins septentrionaux.
 
Peu connues, les relations de l’Iran avec ses voisins septentrionaux répondent pourtant à d’importants enjeux sécuritaires et économiques. A ce titre, une « Look North Policy » semble se dessiner chez Téhéran. La politique étrangère iranienne doit se lire sur différentes grilles de lecture : sa sécurité immédiate, la coopération face aux conflits régionaux, le rapprochement avec la Russie, et désormais les projets de création d’un vaste espace eurasiatique connecté.
 
 

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[1] Région située au nord-ouest de l’Iran qui correspond aujourd’hui aux provinces de l’Azerbaïdjan-Oriental, de l’Azerbaïdjan-Occidental, d’Ardabil et de Zanjan ainsi que d’une partie des provinces d’Hamadān et Qazvin.
[2] Shireen T. HUNTER, « The Transcaucasus in transition, Nation-building And Conflict », Westview Press, 1995
[3] Farshad KASHANI, « Will Iran, Russia find legal solution to Caspian dilemma? », Medium, 21 Mai 2018
[4] Carol R. SAIVETZ, « Putin’s Caspian Policy », Belfer Center, Octobre 2000
[5] Hamidreza AZIZI, « Caspian Sea convention moves Iran closer to northern neighbors », Al Monitor, 22 Aout 2018
[6] Luca ANCESCHI, Turkmenistan’s Foreign Policy, Positive neutrality and the consolidation of the Turkmen regime, Routldege, 2008
[7] John HEATHERSHOW, « Post-conflict Tajikistan, The politics of peacebuilding and the emergence of legitimate order », Routledge, 2009, p. 32
[8] Shahram AKBARZADEH, « A new phase in relations between Iran and Afghanistan », in Afghanistan and its neighbors after the NATO withdrawal, Edited by Amin Saikal & Kirill Nourzhanov, Lexington Books, 2017
[9] « Saudis brag about giving Tajikistan $200M in aid », Eurasianet.org, 28 juillet 2018
[10] « Iran’s biggest gas storage center launches in Sarakhs », Iran Daily, 15 juin 2019
[11] Pierre BIARNES, La Route de la Soie une Histoire Géopolitique, Ellipses, 2014
[12] « Armenia Inaugurates Free Economic Zone on Iran’s Border », Financial Tribune, 16 Décembre 2017
 

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